5075 - Les toiles sont finies
N. Lygeros
Traduit du Grec par A.-M. Bras
À qui dire que les toiles étaient finies ? Qui lui accorderait de l’intérêt ? Qui aiderait la beauté à sauver le monde ? Fiodor était mort déjà. Il l’avait entendu cependant. Et la lumière ne s’est pas éteinte. Mais maintenant qui l’entendrait au milieu de l’oubli de la société ? À qui transmettrait-il la lumière sans toiles ? Les huiles sentaient encore et les chevalets restaient nus. Bois à qui il manquait le lin. Il chercha dans ses papiers. Documents, notes, télégrammes. Non, non. Il voulait autre chose. Il se souvint de l’encre de Chine. C’était cela, il volerait quelques couleurs à la mémoire de l’humanité. Le livre s’ouvrait avec peine, mais il choisit la feuille. Il avait avec lui seulement dix feuilles d’aquarelles. D’abord l’église. Pour ne pas être seul après le crépuscule. Il regarda la plaine. C’était comme si elle pleurait. Elle ressemblait à la crucifixion du Christ. Non, ce n’était pas possible. C’était l’été désormais. C’était du moins ce qu’il pensait. Ce n’était pas ainsi cependant. Les couleurs chaudes couraient sur les tubes, elles voulaient se libérer. Mais où aller ? Si au moins elles mouraient sur un pinceau. Deux s’étaient éteints. Ils n’étaient pas morts cependant, ils avaient encore leurs mémoires. Les encres étaient de Chine. Il n’en avait pas du Japon. Qui aurait pu en avoir dans ce lieu? Il se saisit de plusieurs pinceaux et commença à éclabousser le papier, blesser la feuille comme avait dit le maître. L’épaisseur du papier supportait difficilement le poids de l’encre. Tout devait aller vite pour ne pas perdre la lumière. Il regarda le tableau de Fiodor et pleura. Heureusement il était seul, pensa-t-il. C’est seulement ainsi que la création se battait contre l’oubli, la nécessité contre le hasard. Il ne s’arrêta pas à l’église. Et il fit la maison aux épis. Qui connaissait alors les crimes contre l’humanité ? Il dessinerait aussi les épis pour que vienne un jour un jeune aux cheveux blonds avec une étrange boite trouée. C’était un de ceux qui n’étaient pas nés. Il le verrait avec les crépuscules sur la terre des hommes. Cette pensée le remplit avec cette joie inconnue de la connaissance. Il était né comme une rareté et faisait tout pour mourir comme un homme de l’humanité.