2339 - Timeo hominem unius libri
N. Lygeros
Thomas d’Aquin n’imaginait sans doute pas une seconde interprétation de sa maxime et pourtant celle-ci est nettement plus efficace que l’initiale. Le paradoxe c’est que la deuxième interprétation est capable de se transformer en une attaque contre ceux qui pensent qu’il n’existe qu’un seul livre sacré. Quoi qu’il en soit ici notre problématique est autre. La seconde interprétation met en exergue la criticité de l’unité de la source. Elle met en avant la nécessité de plusieurs points de référence et du même coup implicitement le piège du dogmatisme si ce n’est pas le cas. Sans regards croisés il n’est pas seulement difficile de mettre en place une stratégie cohérente et efficace. Car l’unicité de la source revient à la sacraliser et donc à ne plus pouvoir la remettre en cause. Aussi le moindre écart devient dans ce cadre une hérésie et il est donc impossible de changer de point de vue face à une situation de crise. Ainsi la phrase de Thomas d’Aquin va dans le sens de la création d’une structure en faisceaux qui permette une plus grande robustesse face aux attaques critiques. Une manière simple de transférer ces données fondamentales, c’est de considérer le livre d’histoire. Chaque pays tente d’écrire son livre d’histoire et désire par le biais de son unicité, établir et même implanter son dogme sur sa population. C’est pour cette raison que nous observons de telles pressions lorsqu’il s’agit de le modifier. Car le gouvernement de l’état considéré connaît bien la politique qu’il veut mettre en place. Aussi il désire que le dogme historique renforce le dogme stratégique de sa politique. Ceci est particulièrement flagrant dans les régimes autoritaires. Nous avons pu voir dans le passé, le dogme nazi et le dogme fasciste. A présent nous observons l’évolution du dogme kémaliste. Le livre d’histoire actuel de la Turquie est directement le produit de l’appareil de propagande turque. Il est littéralement truffé d’éléments de propagande qui vont à l’encontre des Arméniens par l’histoire, à l’encontre des Kurdes par le territoire intérieure, à l’encontre des Grecs et des Chypriotes par les territoires occupés. A l’école primaire nous observons de plus l’omniprésence du drapeau national afin que celui-ci, avec le buste de Kemal, soit le symbole unique pour les petits. C’est aussi pour ce type de raisons que le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry est interdit et que le tableau d’Eugène Delacroix La liberté guidant le peuple vient d’être banni du livre d’instruction civique. Cet ensemble rend plus compréhensible les difficultés que nous avons dans le cadre de la lutte pour la reconnaissance du génocide des Arméniens. La population turque est essentiellement celle d’un seul livre où les pages noires du génocide ont été arrachées. La reconnaissance du génocide remet en cause l’ensemble du dogme turc et pas seulement son histoire unique. Et cette remise en cause des fondements intervient à un moment où le fondamentalisme revient en force pour donner un nouvel élan et une nouvelle connotation au panturquisme. La difficulté principale pour les guerriers de la paix ce sont les pacifistes de la guerre. Ces derniers considèrent qu’il faut stabiliser les acquis de la guerre en prônant que cette guerre est pacifique et que sa durée sauve l’état turc de la menace arménienne. Car les Arméniens ne représentent un danger pour la Turquie que vis-à-vis de son passé. Leur existence met à mal l’existence mais surtout l’unicité d’une histoire qui n’est pas seulement arbitraire mais fallacieuse.