4935 - Sur le jeune génocidé
N. Lygeros
Voir le jeune génocidé, tel est le problème. Car ce n’est pas une question, pas même la question : personne ne l’a posée. Il faut dire que les morts ne posent pas de questions. Seulement il y a aussi les vivants qui ne parlent pas car ils ne voient pas. Sans doute parce que nous ne voyons que ce que nous comprenons. La souffrance, contrairement à ce que croit la société, n’est pas transmissible. Ce n’est pas une maladie comme les autres. Seul l’oubli est contagieux. Aussi le jeune génocidé n’a pas de sens pour la société de l’oubli et de l’indifférence. C’est la raison pour laquelle il n’a même pas de visage. Son regard ne veut pas blesser. Ses yeux ne veulent pas accuser. En d’autres termes, son existence même est remise en cause. Son inexistence correspond parfaitement au génocide de la mémoire. Il y a donc une suite possible à un crime contre l’humanité. C’est là que se cache tout le paradoxe du jeune génocidé. Incapable de vivre en raison de sa prétendue culpabilité, il est aussi incapable de mourir en raison de sa prétendue inexistence. C’est pour cette raison qu’il ne souffre pas. C’est pour cette raison qu’il n’a pas souffert. Dans sa recherche effrénée du bonheur, la société a oublié la souffrance. Dans son incapacité à souffrir, se cache aussi son incapacité à aimer. Le jeune génocidé est un éternel tambour que personne n’écoute à moins qu’il ne crie pour briser le silence. Il ressemble à ces croix de pierre auxquelles n’accordent de l’importance que les dragons des temps anciens. Il n’a donc pas le choix. Il ne peut vivre et mourir qu’au sein d’une arménité qui est encore inconnue pour bon nombre d’entre nous. Il entre ainsi dans la résistance à travers la légende des victimes. Mais cela n’est pas tout ! Il affronte l’absurde lui-même. En effet, s’il n’existe pas, pour quelle raison le régime, le système, l’état de la Turquie tente t-il d’effacer par tous les moyens toute trace d’un événement qui n’a jamais eu lieu ? Pour quelle raison cet acharnement de la barbarie sur l’innocence, si celle-ci n’a pas de sens ? Est-ce de la peur de la part d’une structure qui se croit toute puissante ? Ou peut-être même une phobie inexplicable ? Néanmoins ces craintes sont justifiées. Car le jeune génocidé n’est pas un fantôme. Il est vivant même mort dans le cœur de tous les justes. C’est dire combien il est dangereux pour la barbarie. Car les justes n’oublient pas. Le jeune génocidé est comme un stigmate. Voilà son lien avec la croix. Il est ainsi capable de soulever une véritable croisade contre la barbarie d’une lune qui n’avait de sens qu’à l’abri du soleil de la justice. Cette demi-lune avait besoin de la nuit pour s’épanouir et la moindre bougie était une résistance du jour. Cependant la nuit ne sera pas éternelle car nous n’attendrons pas l’aube pour voir enfin le jour, nous allumerons toutes les bougies de la mémoire.