9286 - Trébuchets et Arbalétriers
N. Lygeros
Le livre qu’elle avait emporté avec elle, concernait Guillaume de Champlitte. Le chevalier avait dans sa bibliothèque une copie de la Chronique de Morée. Elle s’intéressait à la traduction en français de la version grecque de cet ouvrage qui constituait une des plus anciennes. Cela l’intriguait car personne ne savait où se trouvait l’original. Aussi il y avait des siècles entre les événements et la description de ceux-ci par l’ouvrage qu’elle voulait étudier. Et puis même la langue employée était si particulière qu’elle ne pouvait manquer d’exciter sa curiosité. Elle s’attarda sur le passage qui concernait la prise du château de Corinthe.
« Les Francs firent avancer tout autour des murailles les trébuchets et leurs arbalétriers, qui tiraient contre les remparts avec tant d’impétuosité que personne n’osait se montrer aux créneaux voir la disposition des assiégeants. »
Elle se rappela que son maître avait signalé cette technique pour montrer la nécessité de cacher ses mouvements et ici, en l’occurrence, la mise en place des échelles. Puis elle remarqua cette phrase clef.
« Ceux qui se soumirent, furent épargnés par les vainqueurs. »
Elle eut envie de retourner dans la bibliothèque mais elle se retint à temps. La demande du chevalier avait été limpide. Elle sourît en pensant que les choses étaient plus complexes que ce qu’elle avait appris dans son enfance.
Soudain, en feuilletant l’ouvrage, elle réalisa que son maître avait annoté certaines parties du livre second. Elle remarqua que ces notes concernaient systématiquement les batailles et les prises des places fortes comme s’il construisait au fur et à mesure un réseau robuste capable de modéliser l’approche des Francs en Morée. Il y avait aussi des indications sur les alliances locales. Il avait donc étudié précisément ce texte, à sa manière, pour analyser au-delà de la philologie et des problèmes linguistiques, la vision stratégique du champenois. Elle se mordit les lèvres, de savoir si peu de choses sur cette période car elle ne connaissait que trop bien ce territoire. Cependant cela ne suffisait pas, elle se devait à présent de mettre les bouchées doubles pour rattraper son retard et comprendre en profondeur les enjeux de cette époque et les répercussions de ce passé si lointain, dans la vie contemporaine. À cet instant, elle se souvint d’un cours spécial sur la fonction de Douglas Hofstadter. L’idée était simple mais pas simpliste. Le futur proche ne dépendait pas nécessairement du présent mais parfois bien plus du passé lointain. Elle s’accrocha à cette idée pour avoir un fil conducteur dans sa lecture de l’ouvrage du passé. Cela pouvait donc être un moyen, un raisonnement non uniforme pour comprendre la mémoire du futur de son maître et être capable de l’aider à aider. Voilà donc pourquoi, il n’avait rien dit en la voyant partir avec ce livre comme s’il savait qu’elle cherchait à comprendre non pas l’histoire mais l’essentiel de celle-ci, le mythe.