198 - Achille et Penthésilée
N. Lygeros
Scène I Achille, Ajax Achille, un genou à terre, se trouve devant le monument de Patrocle. Il est seul avec son ami. Silence. Ajax entre sur scène et s’approche à pas lents d’Achille. Il se penche lentement sur lui et lui dit quelque chose à l’oreille. Achille, en colère. Une femme, dis-tu ? Ajax, serein. Oui, une femme. Mais pas n’importe laquelle… Achille, se redressant brusquement. Quelle qu’elle soit, cela n’a aucune importance. Un temps. La guerre est l’état de la mort. Alors que les femmes appartiennent à la vie. Elles donnent la vie ! Ajax Celle-ci ne donne que la mort. Achille Ici, sur cette maudite Troie, il n’existe que des guerriers et des blessés. Et tous, tôt ou tard, avancent vers la mort. Il montre le monument de Patrocle. Ajax Elle aussi, connaît cette voie sacrée. Achille, surpris. Comment est-ce possible ? Ajax C’est la reine des amazones ! Achille Penthésilée ? Ajax Elle même. Un temps. Elle est venue, en alliée, avec ses douze meilleures guerrières. Elles appartiennent toutes au corps d’élite des amazones. C’est elle que nous devons affronter. Achille Non ! Jamais je ne combattrai une femme. Tu entends, Ajax, jamais. Ajax C’est pourtant ton destin, Achille. Achille Mon destin est de mourir jeune, non de tuer une femme. Ajax Elles apportent la catastrophe avec elles. Leur audace a décuplé les forces des Troyens. Bientôt, elles menaceront nos navires. Achille, il faut lancer tes Myrmidons dans la bataille. Achille Depuis la défaite d’Hector, les Troyens ne sont plus que des ombres. Ajax Seulement elles, ce sont des femmes qui transforment l’ombre en nouvelle lune. Achille Ne crains rien ! Le bouclier solaire défendra les Grecs. Et sa lumière écrasera les Amazones et les Troyens. Ajax Le soleil des Grecs n’est nul autre que toi ! Achille Et tu me demandes de tuer la femme-lune pour sauver les Grecs. Ajax Si tu vois en elle, la femme, tu es perdu. Ne regarde que le maître de guerre. Silence. C’est la fille d’Arès ! Achille Je ne crains aucun des deux ! Ajax Sois prudent dans tes paroles. La colère des dieux frappe impitoyablement toute outrecuidance. Achille Sois sans inquiétude, Ajax, Athéna saura me protéger. Ajax Athéna ne possède que la puissance de la pensée. Rien de plus ! Il détourne le regard. Achille Qu’as-tu, Ajax, tu semblés préoccupé ? Ajax J’ai un mauvais pressentiment. Silence. J’ai vu l’ombre d’Aphrodite planer sur toi. Achille Mon corps est insensible aux flèches. Il a été trempé dans le feu. Ajax Si sa flèche t’atteint, ce sera un autre feu qui s’emparera de toi. Silence. Tu ne connais que le feu de la bataille et ses franches blessures. Celui-ci sera sournois et il enflammera tes entrailles. Il ne frappe que la faiblesse. Achille Ajax, je n’ai qu’un seul point faible. Silence. Quant à mon cœur, la mort de Patrocle l’a brisé à jamais. Ajax Tu te trompes, Achille, le cœur est un phénix qui renaît de ses cendres. Et chaque naissance est une nouvelle épreuve, bien plus douloureuse que la précédente. Car elle porte en elle la mémoire du passé. Achille Je n’ai pas le temps de vivre dans le passé. Je me dois de vivre ici et maintenant. Je suis un mortel. Ajax C’est sans doute cela qui me préoccupe… Chez toi, tout est vitesse… Avec toi, la vie devient instant. Achille Est-ce de ma faute, si je vis dans l’instant ? Est-ce de ma faute, si la lumière solaire est polychrome ? Est-ce de ma faute, si le générique implique l’universel ? Ajax Je ne le sais, Achille… Tout ce que je sais, c’est que tu existes ! Et que je ne désire le contraire… Achille J’en suis conscient, Ajax. Silence. Seulement j’ai conscience de ma nature de mortel. Et cette conscience me force à agir comme je le fais. Ma seule liberté, c’est d’avoir choisi de mourir jeune. Ajax Je crois que le duel contre Penthésilée appartient à cette vie. Achille Comment, toi, Ajax, le plus puissant des guerriers grecs, le porteur du bouclier des sept taureaux, peux-tu me demander de massacrer une simple femme ? Ajax Cette femme, comme tu dis, oblige les hommes à porter le deuil. Silence. Son épée fauche les hommes, sa main ramasse les âmes ! Silence. On dit qu’elle n’a rien à perdre ! Elle serait venue à Troie pour échapper aux Erinyes de sa sœur… Achille De sa propre sœur ? Ajax Oui, sa sœur Hippolytée qu’elle a accidentellement tuée d’une flèche lorsqu’elles étaient à la chasse. Achille Quelle lourde peine pour une femme ! Sa vie est devenue une souffrance. Ajax Cela ne l’a pas empêché d’emporter l’âme de Machaon ! Achille, serrant les poings Machaon est mort ! Ajax Nos hommes n’ont pu épargner que son corps de la souillure des Troyens. Achille Pourquoi ne pas avoir mentionné tout cela plus tôt ? Ajax Je t’ai vu à genou devant le monument de Patrocle. Je ne voulais pas aggraver ta peine avec la mort de Machaon. Achille Ne comprends-tu donc pas ? Ajax Quoi donc, Achille ? Achille Elle n’est pas venue à Troie pour se battre. C’est contre sa mémoire qu’elle lutte. Ajax Mais ce sont les Grecs qu’elle tue ! Achille Elle ne voit pas des hommes. Elle voit les étapes du temps qui la séparent de la fin ultime. Ajax Quel étrange raisonnement ! Achille Il n’y a rien d’étrange à cela. Notre vie s’éloigne de la naissance pour s’approcher de la mort. À la recherche de la complétude. Ajax Ainsi, tu partages ce sentiment. Achille Je le comprends, c’est tout ! Silence. Elle n’est pas venue donner la mort. Elle est venue la recevoir. Ajax C’est pour cette raison qu’elle t’a défié… Achille Sans aucun doute ! Elle sait que je la délivrerai de son sort. Ajax Son acte est donc suicidaire et son choix est conscient. Achille C’est cela, Ajax, elle n’agit pas par inconscience. Bien au contraire, chacun de ses actes est un pas vers moi. Ajax Elle veut mourir par la gloire ? Achille Elle veut mourir dans la gloire ? Ajax En combattant l’invincible que peut-elle atteindre ? Achille Sa lutte suffit pour la délivrer de l’épreuve du malheur. Ajax Elle chevauche la puissance et s’empare de nos défenses, uniquement par vengeance contre le destin… Achille Uniquement pour libérer sa conscience ! Silence. Ses remords sont trop lourds à porter. Ajax Alors combien de vies faudra-t-il qu’elle emporte encore pour te convaincre de l’affronter ? Achille Pas une de plus ! Je connais son désir, je l’assouvirai ! Ajax, soulagé. Je rends grâce à ta sagesse et à Athéna qui te conseille. Il tend ses bras vers le ciel. Dois-je prévenir tes Myrmidons afin qu’ils s’arment pour se lancer dans la bataille qui fait rage ? Achille Non ! Cela n’est pas nécessaire. Silence. Nous irons seuls sur le champ de bataille. Ajax Soit ! Nous lutterons seuls ! Un temps. Je m’occuperai des Troyens et Penthésilée viendra à toi. Achille Je l’attendrai devant nos navires. Ajax Ton bouclier solaire éclairera sa course. Et ta lumière brûlera ses ailes. Achille À la mort de sa sœur, le sort lui a arraché ses ailes. Un temps. Elle ne sait plus rêver. Ajax Lorsqu’elle sentira le vent solaire, son âme se brisera sur l’éternité de l’instant. Achille C’est en prenant conscience de son caractère de mortel que l’on accède à l’éternité de l’instant. Ajax Achille, il faut nous préparer. La bataille sera rude. Achille Tu as raison, Ajax, il est temps de livrer bataille ! Silence. Partons sur le champ ! Ajax acquiesce et le devance. Achille se prosterne devant le monument de son ami Patrocle. Achille Je ne serai pas long mon ami. Mon devoir m’appelle et je ne saurai faire attendre plus longtemps Penthésilée, Un temps. Notre premier rendez-vous est fixé. Il se redresse et s’éloigne à pas décidés. Il sort de scène. Obscurité. Puis lumière lunaire. Musique grecque.
Scène II Achille, Penthésilée, Chœur de femmes Toute la scène avec le chœur des femmes et Penthésilée se déroule pendant la musique… Sur scène, arrive le chœur de femmes – drapé de noir – qui tient dans ses bras Penthésilée – drapé de blanc – inerte. On lit sur les visages, une gravité et une peine extrêmes. Elles déposent le corps au centre de la scène, très lentement. Les unes entourent le corps, les autres s’enfuient et reviennent avec des fleurs. Les unes caressent le drapé, les autres décorent de fleurs les cheveux de Penthésilée. Tout est en mouvement autour de son corps immobile. Un son de voix les fait se redresser. Silence Achille arrive sur scène, méconnaissable… À sa vue, le chœur de femmes se disperse en criant Achille reste seul avec Penthésilée. Il s’avance vers elle avec peine. Puis tombe à genoux et la prend dans ses bras. Il n’a pas dit un mot. Lumière solaire. Achille, dans un cri. Pourquoi ? Silence. Pourquoi m’infliger un tel sort ? Un temps. Je ne suis qu’un guerrier ! Comment lutter contre cela ? En regardant le ciel. Dieux, pourquoi avoir envoyé à la mort auprès de moi, l’amour de ma vie ? Mes lances ont transpercé son corps sans résistance et ses lèvres ont mordu la poussière de cette maudite Troie. Silence. Puisque son vœu était de m’appartenir, laissez-la moi, je vous en supplie. Il pose sa tête sur la poitrine de Penthésilée. Puis se relève tel un immortel. Je n’ai pu voir son visage qu’après… Après… Juste après la pourpre. En regardant ses mains. Elles ne savent que donner la mort… Un temps. Achille Non ! Laissez-la moi ! Le chœur de femmes a un mouvement de recul. Qui vous a permis de revenir ? Les femmes mettent toutes leurs mains sur leur bouche. Pourquoi, ne dites-vous rien ? Vous êtes là comme des Harpies, prêtes à fondre sur votre proie. Les femmes tombent à genoux. À présent, vous m’implorez… Votre lâcheté est donc sans bornes. Vous êtes prêtes à tout pour obtenir votre butin. Il se redresse et elles reculent toutes. Venez la prendre ! Puisque tel est votre désir. Mais auparavant, il faudra me passer sous le corps. J’ai déjà perdu son âme, je ne vous laisserai pas emporter son corps. Dans un cri, Il est à moi ! Elles s’enfuient. C’est tout ce qu’il me reste… Il demeure seul à la contempler. Tu es le seul présent de ma vie sans avenir. Silence. Je ne t’abandonnerai jamais… Il se penche sur elle et l’embrasse tendrement.
Scène III Achille, Penthésilée, Thersite
Thersite, en faisant irruption sur scène. Honte à toi, Achille ! Achille se relève lentement, serein. Comment as-tu osé ? Achille, en le regardant enfin. Te regarder, Thersite ? Thersite Tu ne tromperas personne ! Je t’ai vu ! Achille Comment aurais-tu pu faire autrement puisque je suis devant toi ? Thersite Te moquerais-tu de moi ? Achille Jamais je n’oserais ! Thersite Je t’ai surpris à la recherche de plaisirs abjects et contre nature. Silence. Tu ne dis rien ? Est-ce là ta seule défense ? Achille, toujours silencieux, se contient avec peine. Tu déshonores la Grèce tout entière par ton acte et tu demeures silencieux ? Achille Parfois, il est préférable de se taire ! Thersite Tu ne me fais pas peur, Achille… Tu es sans armure et sans armes… Il s’approche, sans crainte. Achille Heureusement ! Thersite Je te dénoncerai, Achille, tu entends ? Je dirais à tous que tu voulais posséder cette traînée d’Amazone. Achille se lève brusquement et s’empare de Thersite en lui faisant une clef. Achille Thersite, tu es le plus laid des Grecs qui sont venus à Troie et pourtant ton âme est encore plus laide. Thersite, terrorisé. Lâche-moi ! Tu ne t’en sortiras pas ainsi, nécrophile ! Achille Ma vie n’a plus aucune importance ! Il le serre encore plus. La tienne n’en a jamais eu, Ulysse avait raison… Thersite Laisse-moi ! Tes mains me dégoûtent ! Elles ont l’odeur de la mort ! Achille Cette fois, tu as raison ! Il l’achève. Thersite s’effondre. Ton ombre vivra dans le désert des Tartares. Achille le traîne tel un vulgaire sac. Il sort de scène.
Scène IV
Achille, Penthésilée, Chœur de femmes, Diomède puis Ajax
Le corps de Penthésilée gît au milieu de la scène, seul. Long silence. Alors le chœur de femmes fait son entrée. Deux femmes avancent en premier avec beaucoup de précaution. Après avoir vérifié que le chemin était libre, elles font signe d’avancer aux autres demeurées tapies dans le noir. Elles s’approchent toutes et à pas furtifs forment un cercle autour de Penthésilée. Elles se rapprochent d’elle sans pour autant oser la toucher. À ce moment surgit Diomède. Diomède, condescendant. C’est donc toi, la reine des Amazones ! La plus belle des femmes-lune… Silence. Je ne vois comme corps sans vie, qu’un cadavre de plus, une chaire vouée à la pourriture… Tout ce mal pour ça ! Il la touche du pied. Achille a brisé Thersite, juste à cause de toi… Il crache sur elle. Tu te croyais à l’abri dans la mort… Les femmes sont indignées. Mais tes souffrances sont loin de toucher à leur fin… En marchant sur le corps de Penthésilée. Tu m’entends ? Tout n’est pas fini. La mort n’est qu’un commencement, je briserai ton âme à jamais. Il regarde le chœur des femmes. Qu’attendez-vous pour l’emporter sous ma tente ? Elles ne bougent pas. Il s’avance vers elles. Dois-je répéter mon ordre ? Si vous n’obéissez pas sur-le-champ, je vous donnerai en pâture à mes chevaux… Elles reculent toutes jusqu’à l’extrémité de la scène. De qui avez-vous peur ? Elles montrent toutes dans la direction d’Achille. Écoutez-moi, Achille est fini ! Il a sonné l’heure de sa propre condamnation. Quant à elle, je m’en occupe personnellement ! Il arrache le drap qui couvre le corps de Penthésilée, l’attrape par le pied, la fit pivoter et commence à la traîner dans la direction opposée du chœur. Ce dernier suit la scène sans rien dire. Tout à coup, elles se mettent toutes à crier. Qu’avez-vous toutes, à crier ainsi ? Achille apparaît, furieux. Achille Diomède ! Diomède Achille ? Achille Diomède, lâche-la sur-le-champ ! Et je te promets de t’épargner ! Diomède Ainsi tu me menaces ? Achille Je ne te menace pas. Je te préviens. Penthésilée est sous ma protection. Diomède lâche sa prise. Et Achille fait un mouvement comme pour prévenir le choc. Diomède Ce n’est qu’une femme, et une Amazone de surcroît, pourquoi tant d’attention ? Achille Elle est sacrée ! Diomède Elle ? Cette alliée de Troie ? Tu as massacré mon cousin Thersite pour cette… Achille, le coupant. Un mot de plus et tu le regretteras amèrement ! Diomède est sur le point de parler lorsqu’apparaît Ajax. Ajax Diomède, que fais-tu ici ? Ta place est près de tes hommes. Diomède Je vous laisse. Ici la mort est omniprésente. Diomède sort, suivi de peu par les femmes du Chœur. Ajax Que s’est-il passé, Achille ? Achille ne répond pas. Il s’approche de Penthésilée et lui dit en se penchant. Achille Je suis là, ma douce. Ajax J’ai appris que tu as jeté l’ombre de Thersite dans le Tartare. Achille Cette ombre était une ombre dépourvue de lumière… Elle appartenait déjà au Tartare. Ajax Est-ce la mort de Penthésilée qui te met dans cet état ? Achille, sans dire un mot, recouvre du drap le corps de Penthésilée. Elle t’a défié, Achille, tu n’es pas responsable ! Achille Je suis responsable de tout ! Silence. J’ai su la comprendre mais je n’ai pas pu la protéger. Elle souffrait… Ajax Comment aurais-tu pu la protéger ? Elle a tué plus d’une dizaine de nos guerriers… Achille C’est tout ce sang qui m’a aveuglé. Silence. J’aurais dû l’épargner… Ajax Mais c’est elle qui a versé tout ce sang. Tu devais l’abattre ! Achille Tuer n’est pas un devoir mais un choix. Ajax Seulement le destin ne t’a pas donné le choix ! Achille se penche à nouveau sur Penthésilée. Achille Mon amour… Ajax Tu l’aimes ? Achille Cette fois je n’ai pas eu le choix. Ajax Mais elle est morte, Achille, elle est morte ! Silence. Tu ne peux pas aimer une morte. Achille L’amour est plus puissant. La mort ne dure qu’un instant. L’instant d’un soupir. Nous étions fait pour nous rencontrer. Nous nous rencontrerons ! Ajax Achille, tu délires ? Achille Non, Ajax ! Tout ce que j’aime sont morts : Patrocle est mort dans mon paraître, Penthésilée est morte dans mon être. Ajax Tu n’es pas coupable ! Patrocle n’a pas pu supporter le poids du feu et Penthésilée la vue du feu. Achille Je suis coupable d’être un feu ! Ajax Tu es une lumière, tu es notre soleil ! Achille Alors il est temps pour moi de m’éteindre. Silence. Mon crépuscule a déjà commencé… Silence. Mais auparavant, je dois m’occuper de la sépulture de Penthésilée. Ajax, plein de compassion. Je pars chercher Ulysse. C’est le plus apte pour te purifier. Ajax sort de scène Achille pose le corps de Penthésilée au pied du monument. Achille est seul devant le corps de Penthésilée et le monument de Patrocle. Achille Dès que possible, je mettrai les voiles pour Lesbos et j’y ferai des sacrifices à Apollon, Artémis et Léto. Je naviguerai sur les flots de larmes, je verserai sur notre sol ce qu’il reste de mon âme… Je ressens, profondément en moi, une immense lassitude de cette vie dépourvue de sens. J’ai perdu mon ami, j’ai perdu mon amour, il ne me reste plus qu’à perdre la vie.
Scène V Achille, Ulysse
Ulysse entre sur scène. Son génie illumine la scène. C’est un nouveau soleil. Ulysse Tu n’es pas seul, Achille, je suis avec toi ! Achille Ulysse ! Merci d’être venu si vite. Silence. Je savais que je pouvais compter sur toi. Seulement, tu comprends, je suis un peu… Ulysse, le coupant. Moi ! Je le sais, Achille notre être est Un ! Achille Et pourtant nous sommes différents en tout : colère et sérénité, passion et compassion. Ulysse Nous sommes à l’avant et l’après du même être. Achille Alors tu sais tout sur moi ! Ulysse Je suis ton âme… Achille Nous brûlons d’un même feu. Ulysse Et je sais combien tu souffres… Ulysse s’approche d’Achille et lui touche l’épaule. Achille se relève et lui touche lui aussi l’épaule. Achille Tu es sans doute le seul à me comprendre. Silence. Penthésilée est le moment de paix que j’ai connu dans cette guerre. Ulysse Cette rencontre avec Penthésilée, c’est le tournant de ta vie. Achille C’est aussi le début de ma mort… Ulysse La vie est le début de la mort ! Achille Ulysse, je me sens de plus en plus près de toi. Ulysse Il n’y a rien de surprenant à cela, Achille, tu deviens moi et je deviens toi ! Achille C’est sans doute pour cette raison que tes paroles sont les seules à m’apporter du réconfort. Ulysse C’est le propre de la réflexion sur soi… Achille Après la mort de Patrocle et de Penthésilée, je me sens moi-même condamné. Ulysse Ce n’est pas une condamnation, Achille, c’est une libération. À présent, tu sais, toi, l’égal des dieux, que le propre de la grandeur humaine provient de notre nature de mortel. Silence. Quant à ta pensée, elle vivra à travers moi. Achille Alors je revivrai en toi ? Ulysse Oui, Achille, maintenant tu as le droit de savoir. Achille Dans ce cas, c’est toi, Ulysse, à l’instar d’un Atlas, qui portera désormais mes peines. Ulysse Je le sais, Achille. C’est pour cette raison que je suis là. Achille Ainsi ma purification n’était qu’un prétexte. Ulysse En quelque sorte ; en tout cas, elle n’a pas le sens usuel… Thersite n’avait rien de grec. Un temps. En le jetant dans Tartare, tu as libéré la Grèce d’un ennemi. Achille Ulysse, mais un homme bien singulier…. Silence. Et je n’arrive pas à saisir l’ensemble de tes pensées. Ulysse Tu dois te contenter de m’aider à te comprendre. C’est ainsi, par une immersion, que tout prendra un nouveau sens. Achille Je dois donc sombrer dans les profondeurs de ta pensée. Ulysse chancèle. Qu’as-tu, Ulysse ? Ulysse Je suis sur le point de connaître… Achille Comment peux-tu supporter cela ? Ulysse Là n’est pas la question. Un temps. Je suis né pour cela, c’est une nécessité. Achille Tu es né pour supporter mes souffrances ? Je ne… Ulysse, le coupant. Cesse de te tourmenter. Silence. Dis-toi, simplement, que tout le monde ne peut regarder le soleil. Achille Tu as raison, face au soleil, il y’a que deux choix possibles : la crainte et l’admiration. Ulysse Aussi tu ne dois pas leur en vouloir. Nous sommes seuls, c’est tout ce qu’il faut savoir. Achille Ta solitude doit être bien grande, Ulysse, bien plus grande que la mienne. Ulysse C’est la seule façon d’aimer l’humanité. Achille La déesse Athéna, notre protectrice, prenne soin de toi dans cette nouvelle épreuve. Silence. Ulysse Elle est omniprésente dans mon esprit. Achille Mon coeur est prisé à jamais, Ulysse, mais tu as su apaiser mon âme. Silence. Il se penche une dernière fois sur Penthésilée. Aide-moi à porter le présent de ma vie. Ulysse se penche lui aussi, sans rien dire. À présent, ils ne sont qu’un. Ils la prennent dans leurs bras et lèvent son corps. Ils avancent côte à côte et atteignent le bord de la scène. En larmes, dans un dernier effort, ils soulèvent à bout de bras. Achille et Ulysse Dieux, voici notre ultime présent ! Noir.
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