389 - Primo Levi : c’était un homme
N. Lygeros
En guise d’introduction à cet article nous avons choisi ce passage extrait du livre de Primo Levi, intitulé : Si c’est un homme. Nous découvrons tous tôt ou tard dans la vie que le bonheur parfait n’existe pas, mais bien peu sont ceux qui s’arrêtent à cette considération inverse qu’il n’y a pas non plus de malheur absolu. Les raisons qui empêchent la réalisation de ces deux états limites sont du même ordre : elles tiennent à la nature même de l’homme, qui répugne à tout infini. Ce qui s’oppose, c’est d’abord notre connaissance toujours imparfaite de l’avenir ; et cela s’appelle, selon le cas, espoir ou incertitude du lendemain. C’est aussi l’assurance de la mort, qui fixe un terme à la joie comme à la souffrance. Ce sont enfin les inévitables soucis matériels, qui, s’ils viennent troubler tout bonheur durable, sont aussi de continuels dérivatifs au malheur qui nous accable et, parce qu’ils le rendent intermittent, le rendent du même coup supportable.
Tout le monde connaît les affres de Primo Levi dans les camps de concentration et sa fin tragique, aussi notre but n’est pas de commenter ces données désormais universelles. Tout le monde sait combien les hommes sont rares. Pourtant rares sont ceux qui en ont véritablement conscience car il est par définition difficile de se représenter cette rareté intrinsèque. Il existe pourtant un moyen de le faire en observant l’acharnement avec lequel les gens tentent d’éliminer toute trace de cette humanité au profit de la stabilité d’une société qui via un consensus manufacturé se pense idéale.
Bien sûr cela peut sembler quelque peu abstrait et extrême dans un cadre démocratique et cette critique ne semble s’appliquer qu’à des régimes totalitaires et des systèmes répressifs comme les camps de concentration. Cependant même ce dernier cas qui est à juste titre considéré comme le comble de l’horreur, n’est pas un cas isolé du substrat social global. Car, désormais, plus personne n’est dupe sur la prétendue ignorance de leur existence. Il est sans doute vrai que tout le monde n’en avait pas une connaissance aiguë comme pouvaient en avoir les tortionnaires eux-mêmes mais nul ne peut affirmer une ignorance totale. Via un processus violent de massification des peuples, les gens en étaient réduits à ne s’intéresser qu’à leur propre survie. Et l’individualisation de la masse ne fit qu’augmenter la stabilité du système. De plus la collaboration, inutilement prévue pour anticiper des attaques personnelles, s’est vite transformée en appareil organisé qui a facilité la tâche du système, pour le bien être de la société. Même si cela est choquant au premier abord et surtout avec le recul temporel, après réflexion cette attitude est somme toute normale puisqu’elle s’appuie sur les conventions sociales qu’uniformisent les relations humaines afin d’engendrer le tissu social ; ce fameux tissu qui a les propriétés d’un filet invisible. alors que l’humanité est autre.
Comme le dit Primo Levi, si les gens supportent la vie c’est qu’ils sont à travers le quotidien à l’abri de deux extrêmes que sont le malheur et le bonheur absolus. Leur vie n’est qu’un assemblage de petits malheurs et de petits bonheurs qui leur font oublier l’essentiel de la vie, à savoir la mort. Alors que les hommes sont autres. En eux tout est extrême car ils ne sont pas un mais tous. Ils savent qu’ils ne sont pas immortels et que leur principale caractéristique c’est d’être l’éphémère en lutte avec l’éternel. Ils savent que l’aboutissement de la vie ne peut être que la mort. Aussi ils naissent et vivent pour mourir.
Les régimes totalitaires fonctionnent comme révélateurs de la présence des hommes. Ces derniers ne sont pas plus nombreux que dans une démocratie cependant à travers les tortures qu’ils subissent, ils sont plus visibles. Le cadre est révélateur sans pour autant changer l’essence des hommes à savoir leur rareté. Ce terrible constat sonne comme un échec sur le plan humain. Comme si l’humanisme n’avait pas de sens pour la société. Cependant, même si c’est vraiment le cas, ce constat n’est pas un échec mais une réalité. Les hommes sont rares, c’est vrai et la société les rejette de manière globale. La raison est simple. Seuls les hommes laissent des traces. Les sociétés consomment et disparaissent. Elles ne sont que la réalisation du quotidien, ce vide omniprésent. Les hommes ne vivent pas pour elles, seulement pour l’humanité et c’est à travers leur humanité qu’ils oeuvrent pour elle. Voilà pourquoi Primo Levi était un homme.