611 - De l’écoulement des religions
N. Lygeros
Les religions s’écoulent les unes dans les autres. Ce phénomène qui appartient à la méta-théorie des religions provient de la taille du groupe impacté. En effet si la religion se contente d’être une secte, son enseignement peut être révolutionnaire mais si cette dernière veut s’étendre sur un ensemble plus grand de la population, elle doit nécessairement s’adapter au substrat pré-existentiel de la religion considérée afin d’être évolutive. En Occident nous connaissons tous ce que la religion judéo-chrétienne doit aux croyances païennes. Cependant le phénomène est tout à fait similaire en Orient avec le bouddhisme.
En effet, bien que l’enseignement du Bouddha soit initialement révolutionnaire en se distinguant des lettrés brahmanes et des renonçants, le bouddhisme ne repose pas moins sur deux croyances indiennes prébouddhiques. La première affirme que tous les êtres vivants renaissent après la mort et traversent une série indéfinie d’existences parmi les hommes, les dieux, les animaux et les damnés. La seconde quant à elle soutient qu’à chacune de ces renaissances, sa part de bonheur ou de malheur est déterminée par la valeur morale des actes accomplis dans les vies précédentes, selon une justice immanente, automatique et inéluctable. Ces deux principes forment le substrat pré-existentiel du bouddhisme et ce sont eux qui lui ont permis de s’inscrire dans la tradition religieuse indienne.
Malgré cet écoulement des religions nous ne devons pas perdre de vue l’importance du changement de phase qui est accompli par l’être singulier qui transforme de manière irréversible cet écoulement. Ainsi l’introduction non pas de l’éveil puisqu’il préexiste à Siddhârtha mais des quatre nobles vérités est une véritable révolution spirituelle. Découvertes par le Bouddha elles s’énoncent ainsi : 1) toute forme d’existence est par nature pénible et décevante, malgré les moments de bonheur. 2) L’origine de la souffrance est la vision erronée des choses qui entraîne l’avidité. 3) La cessation de cette avidité conduit à l’Éveil. 4) L’Éveil. peut être réalisé en développant l’éthique, la concentration et la sagesse. Ainsi le bouddhisme se meut entre deux vérités, relative et absolue, le continuum de conscience « passe » d’une vie à la suivante poussé par la force « morale » des actes. Il n’y a aucune notion d’âme immortelle ou de Dieu créateur. La prise de conscience aiguë du rôle fondamental de la souffrance au sein de l’existence conduit à la recherche d’une heuristique. Celle-ci en mettant en évidence le problème de la vision mène à une nouvelle herméneutique du monde qui aboutit à l’Éveil. Enfin le Bouddha montre la voie puisqu’il précise ce qu’il est nécessaire de développer pour parvenir à cet état transcendant.
Cependant l’évolution de la religion ne cesse avec ce changement de phase. À travers sa propre extension elle se diversifie et évolue en différentes branches qui peuvent parfois être en contradiction avec l’impact initial. Ainsi le tantrisme bouddhique qui est un ensemble d’écoles nées du mahâyâna différentes les unes des autres par leurs doctrines et leurs pratiques religieuses, se distinguent du bouddhisme par un panthéon riche et complexe et par des activités rituelles, où symbolique et magie exercent des fonctions déterminantes.
À travers le paradigme bouddhique, nous voyons que l’écoulement des religions est construit même s’il change de direction. Les changements de phase n’effectuent point de rupture dans cette continuité même s’ils modifient considérablement sa nature. D’une certaine manière, les religions obéissent à la première règle prébouddhique et ne cessent de changer de forme comme pour mieux explorer la polymorphie de l’éthique.