623 - La rareté et le nombre
N. Lygeros
Autant certains écrivains éprouvent le bonheur de l’écriture dans l’acte même d’écrire, autant d’autres ressentent la nécessité de l’oeuvre. Il est vrai que de nombreux écrivains créent d’abord et avant tout pour eux-mêmes cependant c’est bien souvent en pensant aux autres. Sans doute que pour certains c’est encore une autre manière d’exister à travers le regard fabriqué des autres seulement pour d’autres cela ne peut être une fin en soi. Pour ces derniers, la nécessité de l’oeuvre existe et dépasse l’individu car celui-ci est pensé dans un cadre plus global. Dans ce qui représente un effort de communication pour certains, d’autres savent qu’ils ne peuvent réellement vivre que par ce biais. Sans cette communication, la vie ne serait qu’existence. Une existence qui mène à la mort et non une vie créée par la mort. Même si la plupart des individus ne sont pas faits pour souffrir si ce n’est pour eux-mêmes, d’autres ne peuvent vivre sans ressentir la souffrance des autres. Comme certains sont touchés par la grâce, d’autres le sont par la souffrance. Il est d’ailleurs révélateur de ce point que les premiers livres de l’humanité sont sacrés et concernent pour la plupart des personnages dotés d’une grande empathie. Comme si cela voulait mettre en avant l’importance de cette qualité dont l’une des caractéristiques fondamentales est la rareté. Cette rareté qui ne cesse de travailler pour le nombre. Au point qu’il est tentant de se poser la question suivante : la rareté existe-t-elle pour une autre raison que celle de se sacrifier pour le nombre ? De même, le nombre a-t-il un autre but que d’engendrer la rareté ? Tout se déroule comme s’il existait une complémentarité entre ces deux concepts. L’écrivain écrit essentiellement seul mais pour être lu des autres. Les autres lisent chacun seul mais tous ensemble et c’est dans ce lectorat que naîtra un autre écrivain qui écrira à son tour pour les autres. D’une certaine manière cet écrivain est toujours le même et il en est de même pour l’ensemble des lecteurs. Leur existence vit à travers ce continuel échange d’offre et de demande. Si l’un des deux constituants de cette dualité disparaît, quel serait le sens de l’autre ? L’un ne peut être sans l’autre à l’instar de l’ombre et de la lumière. Il ne s’agit pas de duel mais de dualité. Il ne s’agit pas d’identité mais de complémentarité. La singularité n’a de sens qu’au sein de la variété. Et la varieté serait uniforme sans singularités. Aussi tout est dans la relation qui lie l’un à l’autre. Cette relation duale mais dépourvue de symétrie. Car ce que les uns voient, les autres ne peuvent le penser. Et ce que les uns pensent, les autres ne peuvent le voir. Rares sont ceux qui sont capables de voir la solitude dans la foule et ils ne peuvent vivre comme elle. Quant à elle, il est vrai qu’elle l’ignore mais c’est sans doute pour cela qu’elle peut vivre. L’ignorance de la souffrance permet d’ignorer l’insouciance. Tandis que dans l’acte pensé de penser les autres il y a le souci de la souffrance de l’existence. Seulement la rareté est faite pour comprendre et non pour être comprise par le nombre. C’est pour cela que le nombre ne s’arrête pas à la rareté qu’il comporte nécessairement. Il préfère parler d’unicité afin de ne pas avoir à faire de comparaisons. En réalité, la rareté est par nature incomparable car elle est par essence différente : ni supérieure, ni inférieure, seulement différente. Et celle-ci est nécessaire à la complémentarité. La rareté et le nombre sont différents et complémentaires. Faits l’un pour l’autre, l’un souffre en pensant la vie et l’autre existe en vivant la pensée. La rareté soutient le nombre et le nombre s’appuie sur la rareté, ils vivent à l’instar d’un arbre dont ils seraient les racines et les feuilles : les extrêmités de la vie. Les racines se gorgent dans la puissance de la terre et oeuvrent dans l’obscurité afin que les feuilles se gorgent dans la beauté du ciel et vivent dans la lumière. Quant à l’oeuvre, elle constitue cet arbre qui offre de l’ombre même à ceux qui désirent le couper.