686 - La nuit transfigurée de la rose
N. Lygeros
Cette nuit, ils avaient décidé de se réunir sans vraiment savoir pourquoi. Ils avaient ressenti cette rare nécessité de se voir et avaient succombé à son appel. A leur arrivée, trente feuilles les attendaient sur une immense table. Aucun d’entre eux ne posa la moindre question. Ils savaient tous que c’était inutile. Chacun prit place comme si cela avait été prévu par une force extérieure qui débordait sur leur monde. Ils regardaient les trente feuilles d’antan gravées à l’encre noire. Ils les contemplaient comme l’on respecte des icônes, avec admiration et crainte. Personne n’osait les toucher et encore moins les retourner. Soudain une porte claqua et l’une des feuilles s’envola. L’un d’entre eux l’attrapa avant qu’elle ne retombe sur la table. Ils commenceraient leur lecture par cette feuille sans savoir si ce choix était dû au hasard ou à la nécessité. C’était une lettre, une lettre émouvante écrite dans un moment de tristesse insoutenable. Tous écoutaient avec attention le moindre mot car le moindre mot était un indice pour la compréhension de la suite de cette mystérieuse histoire du passé. Ils retenaient leur souffle sans pouvoir retenir leur émotion. La lecture s’acheva par la découverte de la gravure associée au texte et le silence envahit leur pensée. Ils ne savaient que dire. Ils ne savaient que penser. Ils étaient seulement impatients. Impatients de connaître la suite de cette histoire enfouie dans les gorges du passé. Sans hésiter cette fois, un autre prit une nouvelle feuille et entama sa lecture à voix basse comme si elle n’était réservée qu’au silence de l’amitié. A travers les mots, ils tentaient de percer les pensées de l’auteur. Tous se demandaient s’il faisait allusion à des évènements passés ou si cette oeuvre n’était que le fruit de son imagination. Ils ne parvenaient pas à se décider. Le récit mêlait des détails si précis et des pensées si troublantes qu’il était impossible de choisir. Aucun lieu n’était mentionné et les références temporelles n’avaient de sens que pour les intimes. Quant au style, il était tranchant et abrupt comme les gorges qu’il décrivait. Alors que des hommes et des femmes qui apparaissaient dans les trente feuilles se dégageait une humanité si forte qu’elle semblait inhumaine aux yeux des lecteurs. Les personnages aimaient leur terre asservie et les amis aimaient ces hommes et ces femmes dont l’existence n’était que lutte et sacrifice. Comme les uns mordaient leur terre, les autres dévoraient le texte. Bien que blessés par la violence et la dureté des mots, ils voulaient connaître les maux de ce peuple oublié. A travers la tradition ancestrale, ils reconnaissaient les valeurs humaines qui s’opposaient de toutes leurs forces à l’oppression de l’envahisseur. Au fur et à mesure qu’ils avançaient dans le texte, la nuit s’assombrissait comme pour les aider à mieux voir sa lumière. Chacun d’entre eux savait que leur vie serait différente après cette nuit de lecture. Un monde entier pénétrait leur âme à jamais et plus jamais ils ne seraient comme avant. Désormais ils porteraient en eux la marque du temps, celle d’un temps longtemps oublié mais toujours vivant dans le coeur des hommes. Ils étaient tous conscients que ces trente feuilles appartenaient à un livre plus imposant et qu’elles n’étaient que les vestiges de l’oeuvre. Cependant à elles seules, elles suffisaient pour pénétrer dans la nuit transfigurée de la rose.