769 - Les condamnés à vivre
N. Lygeros
Dans ces rues sans trottoir, dans ces impasses sans espoir, le silence marchait. Dans ces ruelles de l’ombre, dans ces venelles sombres, les hommes se perdaient. Elles formaient un dédale architectural mais elles étaient bien plus que cela. Elles pénétraient dans les profondeurs de l’âme humaine comme pour en dégager la part d’humanité. Dans cette mer de sable, l’humanité avait échoué face au bleu, sur ce rocher labyrinthique. Dans ce tableau que Escher n’avait pu concevoir, les escaliers ne cessaient de monter. Ils ne tentaient pas de gravir une cible inaccessible, mais seulement cette distance que les sages surnommaient vie. Ils n’avaient pas peur de la mort car elle les attendait à chaque carrefour. Elle était d’une patience infinie. Elle était l’instant de liberté, ce rare moment de sérénité tant désiré mais jamais atteint. Même la chaleur avait l’odeur de la fatigue. Cette fatigue insupportable qui nous conduit à l’impossible, l’impensable. Sous la masse du bleu, tout le quartier riait. Et sa blancheur était éclatante. Sur cette île du désert, les hommes esquivaient les vagues du passé. Immobiles dans le temps, dépourvus de futur, ils s’emparaient du présent comme s’il s’agissait d’un cadeau. Leur vie, cette multitude d’instants, leur suffisait. Ils avaient la sagesse des enfants qui dévalaient les pentes. Tout le poids de l’existence disparaissait devant l’ampleur du défi. Ils étaient nés pour relever ce défi inconnu qui représentait l’unique amer de cette mer sans phare. Ils mouraient comme des fleurs coupées. Sans avoir le sentiment de fléchir, ils ne cessaient de vivre leurs derniers instants. Comme si leur sort avait été jeté dès le départ. Dans ce jeu du hasard, ils étaient les nécessiteux de la vie. Et pourtant dieu sait combien ils étaient heureux de vivre ainsi. Comme si la misère du monde rendait plus noble l’âme humaine. Ils avaient la richesse de celui qui ne sait que donner sans avoir un sou sur eux. Ils étaient les ombres du soleil. Ils savaient qu’ils devaient leur existence à la lumière et leur mort à ses cendres. Et le défi était toujours présent dans leur esprit tel un feu qui ne brûlait pas. Ils avaient été condamnés à vivre mais les condamnés vivraient.