807 - Les petits oubliés
N. Lygeros
Les petits ânes dévalaient la pente chargés comme des mules. Leur petit maître tentait tant bien que mal de les suivre dans cette descente infernale. Ils subissaient tous le poids du fardeau de la vie et s’efforçaient de ne pas tomber. Les escaliers étaient en pente douce mais la vie était dure. Les petits ânes vivaient chaque jour le même dilemme. Devaient-ils préférer la montée ou la descente ? Devaient-ils préférer transporter quelque chose ou rien ? Ils savaient répondre aux deux questions séparément mais pas aux deux à la fois. Les hommes avaient rendu absurde ce dilemme et avec le temps il avait fini par devenir une aporie. Impassibles les rares spectateurs de cette comédie humaine ne pouvaient s’empêcher d’admirer la baguette magique et inutile du petit maître. Loin de pouvoir l’aider en quoi que ce soit, elle le gênait tout le long du parcours. Cependant il ne la lâchait pas, c’était un héritage superfétatoire certes mais nécessaire à son esprit. Il ne lui restait plus que cela de son grand-père alors même si cette baguette était inutile, elle l’accompagnerait partout où il allait avec ses petits ânes. Les autres hommes riaient de lui mais il s’en fichait. Il pensait qu’ils étaient jaloux de sa baguette magique car ils avaient mangé leur pain blanc. Alors que lui qui n’avait connu que le pain noir, il connaissait son poids. L’essentiel n’était pas dans l’objet mais dans le symbole. L’objet était léger. Le symbole avait du poids. Et lui qui était si frêle, avait besoin de poids pour s’affirmer dans cette petite société. Seuls les petits ânes connaissaient son secret. Il n’avait osé le dire à personne d’autre. Les petits ânes avaient de grandes oreilles mais ils n’ouvraient leur bouche que pour sourire ou pour croquer la vie à pleine dents, jamais pour parler. Ils aimaient le petit maître, même s’il n’était pas un âne. C’était un homme, mais personne n’était parfait. Ses oreilles n’étaient pas grandes, mais sa bouche était tendre et parlait toujours avec douceur. Souvent, il les caressait sans raison. Ils n’avaient rien fait de bien, mais il considérait qu’ils n’avaient rien fait de mal. Alors il les caressait. Ils aimaient sa tendresse et il aimait leur gentillesse. Les petits ânes n’avaient que le petit maître et lui n’avait qu’eux. Alors ensemble, comme une tornade, ils dévalaient les pentes des ruelles de la vie, chargés comme des mules, en tentant tant bien que mal de ne pas tomber dans l’oubli.