1000 - Des livres aux libres
N. Lygeros
Au cours des entretiens qu’il m’arrive de donner, la question de savoir quel homme m’a le plus apporté revient souvent. Pourtant ma réponse est toujours la même : ce sont les livres. On me reproche alors de ne pas répondre véritablement et d’esquiver la question car les auteurs sont souvent disparus. Pourtant, ces livres qui m’ont apporté ce que certains nomment savoir et d’autres monstruosités sont bien vivants en moi. Pour ma part, ils représentent le seul moyen d’accès aux véritables hommes libres du passé. Sans les livres nos rencontres seraient réduites à la mince tranche temporelle que constitue notre époque. Avec les livres, je peux remonter dans le temps pour tenter de comprendre un philosophe, pour lire les mots d’un poète, pour monter la pièce d’un tragique et pour m’enfoncer dans l’océan de l’érudit. Pour moi les livres sont une liberté à portée de la main. Ce sont des génies de taille humaine qui s’adressent à nous comme le ferait une structure ouverte bien que leur univers puisse sembler clos. Un livre n’est fermé que par notre volonté. Il est l’image concrète de l’altruiste qui ne sait que donner. Il nous parle sans se fatiguer et en cela c’est un maître exemplaire, un exemple à suivre pour tout homme qui éprouve la nécessité de la construction de l’œuvre comme synthèse d’une pensée autrement inaccessible. Le livre est un lien. Mais un lien qui nous libère du système. Le livre à l’instar du génie n’est pas social, il ne peut être qu’humain. Alors que certains l’interprètent comme un moyen d’isolement, je trouve au contraire qu’il offre la possibilité de s’évader et c’est sans doute pour cette raison qu’il est souvent interdit dans les prisons, en particulier pour les prisonniers politiques. Le livre représente donc une sorte de pont mental entre le monde du passé et le monde à venir et il est à isomorphie de moyens près, unique. C’est pour cette raison qu’il est si précieux à mes yeux. De plus, ce lien, ce pont est un accès à la liberté de pensée. Le libre penseur est avant tout un homme de livres car il est nécessaire pour lui de communiquer avec les autres libres penseurs de son temps et ceux des siècles passés. C’est cette liberté de penser qui me semble nécessaire pour ne pas tomber dans le piège social de l’uniformisation et de l’inertie intellectuelles. Le livre met en évidence la diversité de la pensée, et offre une approche holistique au libre penseur Dans sa synthèse du monde pensée, le livre est un modèle mental du monde. Après chaque livre détruit c’est un monde qui disparaît, une civilisation qui s’éteint. Sa petitesse matérielle est inversement proportionnelle à la grandeur de sa multiplicité. Sa présence redonne des dimensions réelles à l’humain. En affirmant l’inaccessibilité de tout livre, l’homme est obligé de choisir son mode de construction mentale. Ce choix autoréférent qui le caractérise de plus en plus au fur et à mesure que le temps passe, représente une trace livresque, sa signature dans le monde des livres qui est un monde libre dans une réalité close. Aussi il constitue un bon exemple de résistance de la pensée face à la réalité car dans cette pensée se trouve la prochaine réalité.