1001 - Du dialogue au métadialogue de Gogol
N. Lygeros
Il est rare de lire des dialogues plus vrais que nature sans pour autant que l’auteur soit réduit à une simple transcription de la réalité. Les dialogues philosophiques sont formels, les dialogues formels sont artificiels et les dialogues artificiels, ennuyeux. Aussi le dialogue rempli d’esprit alors que les interlocuteurs en sont dépourvus, souffre. Dans ces rares dialogues, nous trouvons ceux de Nicolas Gogol. Ainsi tout au début des Âmes mortes figure le suivant qui est précédé d’une petite explication.
Explication : […] seuls deux paysans qui se tenaient à la porte d’un débit face à face à l’hôtellerie, avaient échangé quelques remarques ; encore celles-ci concernent-elles plutôt l’équipage que son occupant.
Dialogue : – Regarde-moi ça ! avait dit l’un. En voilà une roue ! Qu’est-ce que tu en penses ? Si besoin est, elle tiendra jusqu’à Moscou où elle ne tiendra pas ?
– Elle tiendra, avait répondu l’autre.
– Mais jusqu’à Kazan, pour sûr, elle ne tiendra pas.
– Jusqu’à Kazan, elle ne tiendra pas.
Commentaire : La conversation en resta là.
Que peut nous apporter ce dialogue ? En soi, certes pas grand-chose, si ce n’est une information bassement matérielle sur l’état de la roue du briska (sorte de calèche). Elle permet tout de même de caractériser d’une part l’indifférence des paysans face à l’individu présent dans la calèche et d’autre part l’importance à leurs yeux d’un détail somme toute superfétatoire à ceux de l’auteur mais aussi de ses lecteurs. Via ce procédé l’auteur crée une complicité intellectuelle avec le lecteur. Ainsi le dialogue vivant est un clin d’œil, un prétexte qui permet d’entamer un autre dialogue beaucoup plus profond celui-là, le métadialogue entre l’auteur et le lecteur.
Pour ceux qui pensent que cette interprétation serait quelque peu tirée par les cheveux, il leur suffit de lire quelques pages plus loin une phrase de Gogol qui s’adresse directement au lecteur non sans humour.
Phrase : La seule particularité du lieu était une nymphe étalant des seins d’une si incroyable opulence que le lecteur, certes, n’en a jamais vu de pareils.
L’auteur recherche véritablement le contact avec le lecteur inconnu. Il ne s’agit pas simplement d’une tournure de style étrange mais réellement d’un dialogue nécessaire sans lequel l’écriture serait radicalement différente.
La difficulté de ce métadialogue provient du codage du dialogue. En effet ce codage est pour ainsi dire un déchiffrement en temps réel au moment de la lecture. Le lecteur est interprète de manière interactive et doit saisir ce codage déchiffré sans en avoir été averti auparavant. Aussi la réception de ce message va considérablement influer sur la qualité de la lecture. Il ne s’agit pas d’un phénomène du Lector in fabula mais de la réalisation de la notion de structure ouverte.
Notes :
C1 : Cette flatteuse opinion sur le nouveau venu se répandit en ville et s’y maintint toujours jusqu’au jour où un trait étrange de son caractère et une entreprise ou, comme on dit en province, une « affaire » que le lecteur ne tardera point à apprendre, vinrent plonger presque toute la ville dans une véritable stupéfaction.
C2 : * C’est ce que le lecteur apprendra peu à peu et en temps voulu s’il a la patience de lire jusqu’au bout se fort long récit dont l’ampleur ira croissant jusqu’au dénouement qui doit couronner le tout.
* Il ne sera pas inutile au lecteur de faire plus ample connaissance avec ces deux serfs de notre héros.
*Mais l’auteur, qui tient beaucoup à la précision en toute chose, désire, bien que russe, se montrer en ceci méticuleux comme un allemand.