1093 - De la courbure au regard
N. Lygeros
Bien que la courbure soit une structure essentiellement mathématique et surtout géométrique il est indiscutable qu’à travers l’histoire de l’art, elle a servi à caractériser le regard. Cela est plus ou moins visible selon les peintres mais tout à fait exceptionnel chez Modigliani. Lui-même a d’ailleurs étudié l’évolution du regard en peinture et ce depuis la plus haute Antiquité.
Chez Jeanne Hébuterne (1919), nous avons une courbe d’un seul tenant qui permet de trancher le visage vis-à-vis de la lumière et de l’ombre. Tandis que La tête de jeune femme (1908) s’articule autour de la brisure comme s’il s’agissait d’un point de rupture. L’articulation se désarticule alors qu’elle représente l’axe principal du regard. Comme pour La femme nue avec chapeau (1907/08), la brisure du nez démonte l’ensemble de la structure qui devient presque inhumaine l’exagération est extrême.
Dans L’homme à la barbe (1918), la brisure devient permanente mais en même temps, elle s’organise de manière à absorber les yeux dans les courbures des arcades qui viennent s’appuyer sur l’axe nasal qui plonge lui-même dans la barbe de l’homme qui ne laisse aucune place à la bouche.
Dans la Caryatide (1913), l’oeil avec sa courbure supérieure tend clairement vers le nez qui commence à prendre toute son ampleur afin de devenir une caractéristique de l’art pictural de Modigliani mais aussi de sa structure comme le montre La tête de pierre (1911/12) qui fait apparaître cet Y qui s’étire sans fin et qui conduit le visage. Cette fois la courbure ne fait qu’un avec le visage ou plutôt le visage n’est plus que courbure. Puisque la mâchoire elle-même s’allonge pour suivre la ligne directrice du nez qui aboutit au point final de la bouche.
Nous retrouvons cette tendance dans le portrait intitulé Marcelle (1917).
Sur la partie supérieure, celle qui se trouve entre les yeux et au-dessus du nez, nous observons l’ouverture du Y tandis que le sourcil gauche est relié comme dans les cas précédents avec l’œil en la partie supérieure de celui-ci. Cela représente une variation simple. Par contre dans le portrait de Madame Pompadour (1915) le nez donne une autre dimension au visage féminin puisqu’il n’est pas en harmonie avec l’ensemble de la face. Il dirige plus la structure, il joue en contrepoint. Cependant, c’est dans les études de têtes de la période 1911 à 1912 que nous découvrons toute la verticalité du nez qui finit par transformer l’ensemble du regard au point de le métamorphoser en accessoire de cette verticalité. Tout le regard s’articule autour de cet axe vertical qui semble concentrer toute l’énergie de la figure puisque le menton lui-même vient renforcer cette structure en épousant et en enveloppant sa courbure. Chez Modigliani, la courbure se transforme en regard non pas à travers la rondeur de l’œil mais la verticalité du nez.