1110 - Du fragment sans édifice
N. Lygeros
Dans l’un des fragments d’Anaximène, nous trouvons la proposition suivante : Le soleil est large comme une feuille. Aussi nous pourrions commencer à l’interpréter à la manière des philologues. Seulement quelle serait la valeur de cette interprétation en l’absence de l’œuvre d’Anaximène. Chacun de nous sait bien qu’une phrase hors de son contexte peut non seulement prendre un sens nouveau mais aussi le sens opposé. Alors que penser d’une phrase dont le contenu semble dès le commencement de la lecture, poétique. Est-ce un vers d’un poème ou une idée mise en valeur dans un texte ou encore une simple métaphore ? Que dire de plus que notre ignorance ? Ne nous tournons-nous pas dans la même position face à un vestige antique isolé ? Avons-nous ne serait-ce que le droit de lui attribuer une fonction. Nous pensons quant à nous qu’il faut aborder ces raretés d’une tout autre manière.
Il faut les respecter pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles devraient être. Ces fragments sont des vestiges du passé, des morceaux de mémoire, des lambeaux de pensées. Nous ne devons pas les détruire via des interprétations parfois savantes mais souvent oiseuses. Les fragments ne sont que des traces de l’édifice mais pas l’édifice. Par contre nous pouvons les utiliser pour en construire. Sans nécessairement les mettre en exergue ni les exploiter comme un simple matériau de base, les fragments peuvent servir pour enrichir la structure qui sera la base du nouvel édifice mental. Il s’agit donc d’un point de vue diachronique qui permet aux créateurs d’œuvrer dans le même sens sans nécessairement partager la même époque. A travers ce que certains appellent l’unité du langage, nous discernons l’unité de la pensée. Celle-ci se construit d’une part sur des schémas mentaux et d’autre part sur des éléments enrichissants. Quant à la distinction de ces entités, elle est factuelle puisque c’est la traversée du temps et l’impact sur l’humanité qui décident. Dans ce cadre, l’interprétation du fragment n’est pas nécessaire puisqu’il est considéré comme tel en attendant une découverte qui éclairera sa nature. L’avantage certain de cette approche c’est que même en l’absence de toute découverte, le fragment sera utilisé par les créateurs malgré l’absence d’un édifice qui le caractérise. Du point de vue mental, nous nous retrouvons dans un schéma popperien puisque nous ne recherchons pas un entendement a priori . C’est l’évolution de l’ensemble qui permet de juger a posteriori de la qualité de l’assemblage réalisé. Ainsi nous respectons d’une part la pensée de l’auteur du fragment même si celle-ci est inconnue hors fragment et d’autre part la liberté nécessaire des créateurs qui sont les seuls à faire vraiment évoluer notre structure mentale. Le fragment n’apparaît plus comme une fin en soi que nous devons analyser mais comme une entité à part entière qui participe activement via l’intervention et l’ingérence des créateurs dans l’évolution de la civilisation du point de vue local et celle de l’humanité du point de vue global. Aussi le fragment ne représente plus un obstacle pour la compréhension mais un élément essentiel pour la création.