1125 - La fontaine de papier
N. Lygeros
Le temps n’avait cessé de couler et la fontaine était là pour témoigner de son passage. Son eau avait la couleur du temps et nos hommes décidèrent d’écrire notre histoire. Ils ne voulaient pas oublier. Ils ne voulaient pas que nous les oubliions. L’eau servirait à fabriquer le papier sur lequel sécherait l’encre des maux. Les moulins réécriraient l’histoire grâce à la fontaine de la pureté. Après la barbarie viendrait le temps de la mémoire. C’était ainsi que notre village s’était attelé à la tâche. Chacun d’entre nous avait une mission particulière. Nous étions comme des abeilles laborieuses, d’ailleurs certains d’entre nous ramassaient des fleurs pour décorer notre papier. Il était si tendre que nous avions de la peine à le maltraiter avec notre encre. Cependant nous devions écrire, aussi il devait souffrir. Et il souffrait le pauvre, tant notre histoire était rude et dure. Il se déchira à maintes reprises tandis que nous transcrivions la barbarie. Mais nous étions décidés et jamais nous n’abandonnâmes malgré la douleur de l’écriture. Parfois nous ne pouvions décrire les événements par des mots aussi nous gravions nos souffrances. Nos gravures étaient des sculptures de papier. L’encre s’imprimait dans les profondeurs du papier comme si elle était pesante. Notre papier était lourd. Il était chargé d’histoire. Nous imprimions sans jamais nous arrêter de peur que l’histoire ne cessât, et nous emportions toujours avec nous tout ce qui avait été écrit. Rien ne devait être perdu car nous n’étions rien sans cela. Toute notre vie se concentrait désormais sur l’unique preuve de notre existence et la fontaine de papier était la source de notre création. Les fibres de papier tissaient notre mémoire et l’inscrivaient dans le temps. C’était la première fois que nous avions une histoire. Notre époque n’était plus un passage. Elle était devenue un pont entre le passé et le futur. Notre avenir avait un point d’ancrage. Comme s’il avait fallu que nous combattions la barbarie et que nous vivions la mort pour avoir le droit d’exister. Rien ne nous avait été donné, pas même notre existence. Et c’était en lisant notre histoire que nous prîmes conscience que nous avions une essence. Cette essence était rare et personne ne nous l’avait révélée auparavant. Nous étions les fils du soleil certes mais sans l’olivier nous ne serions que des rais dans l’ombre. Dans le fruit noir de notre arbre s’était concentrée la lumière noire de la résistance. C’était en devenant des victimes que nous étions innocents. C’était en devenant des hommes que nous étions justes. Le soleil de la justice était en nous désormais mais pour cela il avait fallu que les barbares brûlent nos oliviers. Alors sur la fontaine de papier nous écrivîmes que notre terre redeviendrait la terre des oliviers.