1130 - La langue déchirée
N. Lygeros
Nous ne connaissions pas la barbarie mais nous étions parvenus à lutter contre elle malgré la faiblesse de nos moyens. C’était cela que racontait notre histoire. Cependant aucun d’entre nous n’avait imaginé qu’un jour les autres interdiraient notre langue. Ce jour arriva malgré tout. C’était ainsi que commença notre nuit. Bien sûr personne ne prêta attention au crépuscule… Les premières directives commencèrent leur travail de sape. Certains s’insurgèrent mais ils tombèrent à leur tour dans l’oubli. Nos richesses étaient simples : soleil, olive, thym. Notre pauvreté, une : notre langue. Nous n’avions que ces richesses que personne ne pouvait nous voler. Nous n’étions que cette pauvreté que tous s’efforcèrent de déchirer. C’était impensable pour nous de perdre notre langue, car nous n’étions que cela. Tout le reste nous avait été donné. Tandis que notre langue, c’était nous. Nous ne soupçonnions pas que les autres pensaient la même chose et qu’ils réaliseraient l’impensable. Pourtant il fallut se rendre à l’évidence. Notre langue était interdite à l’école. Sans s’en rendre compte notre peuple tout entier avait accepté cette décision. Lui qui avait résisté à la barbarie n’avait rien dit quand ils lui avaient déchiré la langue. Si les vieux avaient été eux aussi frappés d’interdiction, notre peuple tout entier se serait insurgé. Mais la décision avait touché les enfants, et c’était en pensant à leur bien-être que notre peuple avait sacrifié sa langue. Seulement nos enfants apprirent à mépriser notre langue et ensuite vint le tour de la terre. Un homme qui méprise sa langue ne peut aimer sa terre. Ce ne fut que trop tard que notre peuple apprit ce principe. Ce dernier était pourtant connu des autres. Le sacrifice de notre langue ne pouvait sauver nos enfants mais il condamna notre peuple. En brisant son passé ils lui avaient arraché son avenir. Nous pensions que nos enfants étaient ce que nous avions de plus précieux. Mais nos enfants à la langue déchirée se retournèrent contre nous, contre notre peuple. Ils parlaient une autre langue. Nous étions des étrangers pour eux. Nous étions des exilés sur notre terre. Sans langue, sans enfants, nous n’étions plus que notre passé. Ils ne nous avaient laissé que cela. Aussi tout notre avenir tenait dans notre mémoire. C’était ainsi que notre peuple s’était muré dans le silence. Et c’était pour cela que les pierres s’étaient mises à crier. Nous découvrîmes le sens du cri du silence. Alors notre terre entama son chant. En l’entendant, nous pleurâmes à nouveau. Notre terre ne voulait pas mourir ; elle ne voulait pas oublier notre peuple. C’était ainsi qu’avait commencé la seconde résistance dans le silence.