1234 - L’homme au chapeau
N. Lygeros
L’homme au chapeau pensait. Nul ne savait pourquoi. Il songeait à un voyage… Il ne s’était jamais éloigné de son village. C’était son monde. C’était son univers. Il en connaissait les moindres détails. Cela n’avait pas été facile. Les gens du village venaient à tour de rôle faire leur récit ou plutôt leur rapport. Ils le renseignaient sur tout. Car il voulait tout savoir. Et eux savaient, du moins ils le pensaient. Pour eux, c’était le fou du village. Pour lui, ils étaient sa sagesse. Il aimait les entendre. Il ne les interrogeait jamais. Cela aurait été inutile puisqu’il s’intéressait à tout. Il avait décidé d’être la mémoire du village. Nul ne connaissait la raison de sa décision. Et pourtant son choix n’avait pas manqué de les surprendre. Ils n’avaient pas osé lui demander quoi que ce soit. Il les écoutait et cela faisait du bien à tout le monde. Il y avait dans ce choix des répercussions même sur le plan pratique. Grâce à lui les gens retrouvaient leurs objets perdus. En faisant des recoupements il déduisait plus d’informations qu’ils ne lui en procuraient. Peu à peu le fou devint celui qui savait où se trouvaient les choses. Il n’en fallait pas plus pour être considéré comme le devin du village. Les gens lui faisaient confiance et lui apprenaient leurs secrets afin qu’ils ne soient pas oubliés des hommes. Il était désormais le gardien de la mémoire.
Ils craignaient ce village car ils savaient que parmi les habitants se trouvait l’homme au chapeau. L’idiot. C’était son surnom. L’idiot se promenait uniquement dans les pensées des gens. Et il était parvenu jusqu’à eux. Dans ce voyage imaginaire dont il ne savait pas s’il y avait un retour, l’homme au chapeau avait été blessé par la brutalité de ces gens. Ils n’avaient pas de mémoire. Ils ne se souvenaient de rien. Ils n’avaient qu’un but : Effacer l’histoire. L’histoire n’avait aucun sens pour eux. Ils ne vivaient que dans l’oubli. En abordant le village, ils ressentirent une étrange pensée. Ils commençaient à se souvenir. Ils étaient venus pour détruire. Sans savoir pourquoi ni connaître comment, ils étaient là pour effacer le village. Ces souvenirs les gênaient mais cela ne les empêchait pas d’entreprendre leurs basses œuvres. Ils arrachaient les pierres de chacune des maisons. Mais plus ils effaçaient, plus ils souffraient. Ils en connaissaient la cause. L’idiot du village pensait. Il résistait à l’oubli en faisant vivre la mémoire de son village. C’était pour cette raison qu’il était devenu leur cible. A cause de lui, ce village devait être détruit deux fois, dans le réel et dans le mental. Car sa mémoire engendrait de la conscience. Blessé par ses envahisseurs qui s’en prenaient à son village, il comprenait qu’il avait été créé pour cela. Il vivait la raison de son existence. Il n’avait pas pensé que cela lui avait procuré de la souffrance de le savoir. Cependant l’idiot pensait et personne ne pouvait faire cesser cette pensée de la mémoire. Même lorsque son village et ses habitants auraient disparu il ne cesserait de songer au voyage. Il ne restait plus que lui. Et ils l’assassinèrent…