1612 - La vision mathématique de Leonardo da Vinci
N. Lygeros
Pour saisir véritablement l’esprit de Leonardo da Vinci, il faut comprendre sa vision mathématique du monde, de la science et de l’art. Et en étudiant de très près son Traité de la peinture nous pouvons trouver des éléments troublants qui caractérisent son acuité. Certains de ces raisonnements pourraient très facilement être qualifiés, a posteriori, de cartésiens. Ainsi dans le Codex Urbinas, il précise sa pensée afin d’aboutir à une conclusion quelque peu surprenante pour un novice :
« Pour la science de géométrie, on commence par la surface des corps et on trouve que celle-ci a son origine dans la ligne, limite de cette surface ; mais cela n’est pas encore satisfaisant, car nous savons que la ligne a sa limite dans le point, et que le point est ce qui exclut quelque chose de plus petit ; c’est donc le point qui est le principe premier de la géométrie, rien d’autre ne peut existe ni dans la nature, ni dans l’esprit qui puisse être à l’origine du point. »
Et en guise de conclusion à ce raisonnement emboîté, il ajoute :
« Aucune recherche humaine ne peut s’appeler véritablement scientifique, si elle n’est soumise aux démonstrations mathématiques. »
Du point de vue de Leonardo da Vinci, tout est permis dans le domaine de la Nature car sa compréhension ne peut se baser uniquement sur des considérations théologiques. L’expérience est nécessaire dans cette herméneutique phénoménologique mais elle-même, une fois codifiée, doit se fonder sur un substrat mathématique explicite. Car c’est l’unique manière d’avoir un outil véritablement démonstratif qui permet d’éviter des discussions oiseuses. Il est intéressant de constater que Spinoza a tenté sa formalisation de principes philosophiques justement pour venir à bout de problèmes analogues.
Il est vrai que Leonardo da Vinci restreint son utilisation des mathématiques, du moins dans ce raisonnement, à leur aspect déductif. Il ne parle ni d’induction ni d’abduction. Cependant ce serait non seulement une erreur de le critiquer sur ce point mis aussi un formidable anachronisme. Et pour s’en convaincre, il suffit de considérer l’état de l’art dans le domaine de la logique qui est, dans le meilleur des cas dominé par l’approche aristotélicienne. Pourtant une autre note est encore plus pertinente dans le cadre de notre compréhension de sa vision :
« Sans elles, l’art de la géométrie est aveugle, et si la géométrie réduit toute surface entourée de lignes à la figure du carré, et tout volume à celle du cube, si l’arithméticien procède de la même manière avec ses racines cubiques et carrés, ces deux sciences ne s’étendent qu’à la connaissance de la quantité continue et discontinue, mais ne s’occupent pas de la quantité qu’est la beauté des produits de la nature et l’ornement du monde »
Cette note précise que les mathématiques s’intéressent au squelette combinatoire des structures que nous trouvons dans la nature. Leonardo da Vinci est conscient que cette réduction géométrique qui utilise de manière sous-jacente l’isomorphisme, n’est valable que dans un cadre précis. Seulement ce dernier fait invariablement partie de la peinture qui doit donc en tenir compte, si elle désire être véritablement universelle, au sens scientifique de terme. Il met ainsi en évidence le substrat sur lequel doit se fonder toute science surtout si cette dernière est aussi mentale que ne l’est la peinture.