2311 - Les buveurs de silence
N. Lygeros
Un homme est agenouillé auprès d’un autre couché. Il semble lui parler mais l’autre ne dit rien.
André, couché
Tu ne dis plus rien ?
Jean, à genoux
Je ne sais plus. Silence. Je suis trop malheureux.
André
Et moi qui te croyais mort.
Jean
Je serais déjà en train de t’attendre.
André
Mais tu es venu pour m’accompagner.
Jean
Je ne pouvais te laisser seul.
André
Merci, mon ami. Un temps. Ce n’était pas la peine.
Jean
C’est toujours la peine pour un ami.
André
Ton ami se meurt.
Jean
Je le sais. Un temps . Ne parle pas tant.
André
Après ce sera trop tard.
Jean
Tu as raison. Un temps . Je ne sais plus ce que je dis.
Il pleure.
André
C’est la douleur.
Jean
Mais c’est toi qui souffres, et tu me consoles !
André
J’aimerais rester auprès de toi après ma mort pour te consoler. Silence. Seulement je ne sais si je pourrais.
Jean
Tu m’as toujours consolé de tout.
André
J’échoue juste avant la fin. Un temps. Coiffé au poteau.
Jean
Tu es terrible.
Il rit malgré lui.
André
Plus pour longtemps.
Jean
Ne dis pas cela.
André
C’est pourtant la vérité.
Jean
Cela n’a plus aucune importance désormais.
André
Les mensonges ne changent rien à l’essence. Un temps. La fin est toujours la même.
Jean
Je ne suis pas un mensonge.
André
Je le sais bien mais pourquoi me dis-tu cela ?
Jean
Car je suis déjà mort.
André
Ce n’est pas drôle, tu sais. Un temps. Ne profite pas de mon état.
Jean
Je ne suis revenu que pour toi.
André
C’est vrai ?
Jean
Je ne pouvais faire autrement.
André
Pourquoi ne pas l’avoir dit depuis le début ?
Jean
Je ne voulais pas te faire de peine ?
André
À présent, je suis heureux de mourir.
Jean
Je ne pensais pas que cela te ferait cet effet.
André
Si j’étais bien portant, j’aurais eu de la peine. A présent, j’ai hâte de te retrouver !
Jean
Mais je ne t’ai pas tout dit !
André
Ne crois-tu pas que c’est déjà assez ainsi.
Jean
Sans doute, mais tu ne veux pas savoir ?
André
Savoir juste avant ma mort.
Jean
Oui, après ce serait trop tard.
André
Je ne comprends pas.
Jean
Il ne s’agit pas vraiment de comprendre.
André
Me voilà rassuré.
Jean
André ! Dans un cri de désespoir.
André
Oui, Jean !
Jean
Tu n’es jamais sérieux !
André
Est-ce ce que je devrais savoir ?
Jean
Mais non !
André
Alors, n’hésite plus à présent !
Jean
Il n’y a plus de présent.
André
Et le passé ?
Jean
Omniprésent !
André
Le futur ?
Jean
Sans avenir.
André
Nous sommes donc enclavés dans le passé.
Jean
Oui d’une certaine manière.
André
C’est déjà cela. Je pensais que c’était pire.
Jean
Ce n’était pas tout !
André
Qui donc encore ?
Jean
Le passé ne dure pas éternellement.
André
Cela ne me surprend guère.
Jean
Sa durée dépend de la mémoire.
André
Je m’en rappellerai.
Jean
Justement… Silence.
André
Justement quoi ?
Jean
Ce ne sera pas toujours le cas !
André
Pourquoi donc ?
Jean
Car cela dépend aussi de moi.
André
C’est-à-dire ?
Jean
Si je suis là, c’est grâce à ta mémoire ! Un temps. Personne d’autre ne se souvient de moi.
André
Ton passé ce sont mes souvenirs.
Jean
Exactement.
André, réfléchissant :
Mais alors… Un temps. Lorsque je vais mourir…
Jean
Mon passé mourra avec toi.
André, qui pleure
Je suis désolé. Un temps. Embrasse-moi !
Jean, qui l’embrasse
Je suis…
André
Jean.
Il s’effondre et Jean tombe avec lui.