9285 - Fragments temporels
N. Lygeros
Le Chevalier écoutait la musique ancienne du clavecin et sans y prendre véritablement garde, il se retrouva dans cette pièce qu’il connaissait si bien depuis sa plus tendre enfance en raison de la présence des innombrables livres. La bibliothèque n’avait pas changé depuis des décennies. Il l’avait toujours vue de cette manière : un univers clos ouvert sur le monde, une infrastructure intellectuelle d’une faible visibilité pour l’extérieur. Les murs étaient remplis d’ouvrages rares qu’il se devait de conserver dans cette traversée des siècles pour ne rien oublier, non pas de la nature humaine mais des droits de l’Humanité. Si les livres étaient anciens, c’était dû à l’épaisseur temporelle nécessaire à la présence humaine. Aucune excuse, aucune justification, aucune apologie, tout était une question de nécessité. Ce n’était pas un simple principe mais une valeur diachronique. La musique parvenait encore dans les oreilles du chevalier comme s’il n’avait pas effectué le moindre mouvement pour s’éloigner, alors qu’il tenait dans ses mains un ouvrage de sa bibliothèque. Il était en train de parcourir les premières pages lorsqu’il s’aperçut qu’il n’était plus seul. La bibliothécaire était donc déjà là, à l’étage supérieur de la bibliothèque. Elle n’avait pas osé interrompre les réflexions du Chevalier et elle était restée accrochée à l’échelle en bois qui lui permettait d’accéder aux plus anciens des livres. Seulement, après un si long moment d’immobilité, elle avait été obligée de rompre le silence par un mouvement qui malgré sa retenue avait fait sursauter le Chevalier.
– Je ne voulais pas vous déranger, dit-elle en attendant la réaction.
– Ce n’est pas grave, répondit-il, j’écoutais absorbé dans mes pensées.
– Maître…
– Oui, dis-moi.
– Avez-vous un problème qui vous préoccupe ? Si je peux vous être d’une quelconque aide, n’hésitez pas à…
– Ne vous inquiétez pas, rétorqua-t-il pour ne pas accabler sa nature si fragile. Elle appartenait comme lui au monde des livres. Elle lisait et même recopiait parfois, tout ce qu’il écrivait car elle savait combien sa pensée était importante pour le sort du pays aussi elle comprit vite que quelque chose le gênait. Telle avait été sa réflexion avant de lui adresser la parole.
– Maître, vous savez que…
– Je le sais bien.
Elle comprit qu’elle ne pouvait pas insister aussi elle se tut et descendit lentement de l’échelle avec son livre à la main. Le Chevalier le remarqua mais il ne dit rien. L’ouvrage en question appartenait à cette époque où il n’aurait pas dû vivre s’il n’avait été ce qu’il était.
– Puis-je me retirer avec ce livre ?
– À ton aise. Et puis après une pause il ajouta seulement qu’il voulait rester seul. Elle referma la porte derrière elle. Elle savait que c’était le commencement.