8926 - Opération Némésis
N. Lygeros
Dans un tribunal berlinois, l’an de grâce 1921…
Le président
Quel est votre nom ?
L’accusé
Tehlirian.
Le président
Votre prénom ?
L’accusé
Soghomon.
Le président
Votre date de naissance ?
L’accusé
Le 2 avril 1897.
Le président
Votre lieu de naissance ?
L’accusé
Pakarish, près de la ville d’Erzincan.
Le président
Dans l’empire ottoman…
L’accusé
Erza était le principal foyer des Arméniens dans l’ancien royaume d’Arménie.
Le président
Nous ne vous demandons pas de refaire l’histoire. Simplement de répondre à nos questions.
L’accusé
Dans ce cas, permettez-moi de vous dire que l’Empire ottoman va bientôt mourir.
Le président
La politique n’a pas lieu d’être dans mon tribunal.
L’accusé
Il faudra donc me permettre de le quitter.
Le président
Vous êtes accusé de crime contre la personne de Talaat Pacha.
Theodor Niemeyer
Monsieur Soghomon Tehlirian n’a jamais récusé cette accusation.
Le président
Se considère-t-il coupable pour autant ?
L’accusé
Non. Je n’ai fait que mon devoir.
Le président
Assassiner un homme ?
L’accusé
Talaat était un bourreau !
Le président
Je vous en prie ! Silence ! Le 15 mars de l’an de grâce 1921, vous vous êtes permis de tuer d’une balle de revolver, dans la ville de Berlin, en plein jour et en présence de plusieurs témoins. Contestez-vous les faits ?
L’accusé
Absolument pas ! Au contraire, je les revendique !
Theodor Niemeyer
Vous voyez, Monsieur le Président, mon client ne conteste rien.
Le président
C’est un fait ! Quelle est alors votre position de défense ?
Theodor Niemeyer
Pour répondre à cette question, je me dois de revenir à l’opération Nemesis.
Le président
De quoi s’agit-il ?
Theodor Niemeyer
Cette action est organisée par la Fédération Révolutionnaire Arménienne afin d’exécuter la sentence des tribunaux lorsque ceux-ci les ont prononcées par contumace.
Le président
Et de quel droit Monsieur l’Avocat ?
Theodor Niemeyer
De celui de l’Humanité !
Le président
De quel droit parlez-vous ?
Theodor Niemeyer
De celui de l’avenir…
Le président
Je ne vous comprends pas, expliquez-vous.
Theodor Niemeyer
Monsieur Soghomon Tehlirian est un survivant ! Il a survécu à un massacre si global, si systématique, si organisé, que le mot ne suffit pas ! Mais laissons cela aux juristes de l’avenir, de trouver le mot juste. Quoi qu’il en soit, nous avons affaire à un crime contre l’Humanité.
Le président
Soyez plus précis, maître.
Theodor Niemeyer
Talaat Pacha a donné l’ordre de tuer systématiquement les hommes, les femmes et les enfants arméniens sans exception.
Le président
Est-ce votre justification ?
Theodor Niemeyer
Monsieur Soghomon Thelirian a survécu à cela mais il a vu son peuple broyé par la barbarie de l’Empire ottoman.
Le président
Aussi, selon vous, il était en droit de tuer Monsieur Talaat Pacha.
Theodor Niemeyer
Je ne vous parle pas de droit, Monsieur le Président.
Le président
C’est pourtant le lieu adéquat pour cela.
Theodor Niemeyer
Pour parler de devoir, tous les lieux conviennent ! Monsieur le Président, pouvez-vous imaginer les atrocités commises ?
Le président
Avec difficulté, je vous l’avoue. Mais est-ce là notre propos. Car j’imagine très bien l’assassinat de la victime.
Theodor Niemeyer
C’est justement cela le problème. Le crime commis à l’encontre du peuple arménien est tout simplement inimaginable pour un homme comme vous ou comme moi. Et pourtant il a été conçu par Talaat Pacha.
Le président
Aussi vous l’accusez d’avoir commis un crime contre l’Humanité.
Theodor Niemeyer
C’est exact, Monsieur le Président.
Le président
Qu’à cela ne tienne, pensez-vous que nous pouvons utiliser ce fait pour commettre un meurtre contre une personne ?
Theodor Niemeyer
Il n’existe pour notre part, aucune volonté de nier le meurtre de Talaat Pacha, vous l’avez bien compris, Monsieur le Président. Notre point de vue est autre…
Le président
Je crois l’avoir constaté, Maître… Poursuivez…
Theodor Niemeyer
L’important dans cette affaire, ce ne sont pas les faits que personne ici ne contestent mais les raisons. Pouvez-vous imaginer l’état mental d’un survivant après avoir vu les champs d’horreur engendrés par la volonté de l’appareil ottoman ?
Le président
Je fais mon possible, Maître.
Theodor Niemeyer
Cela n’est pas suffisant. Car nous sommes à Berlin, dans un pays de droit qui respecte les individus. Alors que dans l’Empire ottoman, seuls les ordres sont respectés et rien d’autre. Si une vie humaine est jugée inutile, elle est tout simplement éliminée. Seulement ici nous parlons de centaines de milliers de morts. Comprenez-vous, Monsieur le Président ?
Le Président
Je tente de percer votre défense.
Theodor Niemeyer
Et pourtant les choses sont simples. Imaginez une forêt qui brûle, Monsieur le Président, une forêt de plusieurs centaines de milliers d’arbres. Vous pensez sans doute que l’analogie se termine là. Mais ce n’est pas le cas, Monsieur le Président, bien au contraire !
Le président
Que dois-je imaginer de pire ?
Theodor Niemeyer
Un feu de forêt se propage naturellement sans aucune intervention spéciale. Alors que dans l’Empire ottoman, il a fallu donner l’ordre de le propager pour massacrer le peuple arménien et cet ordre a été donné par Talaat Pacha… Mais il y a pire, Monsieur le Président… La mort ne se propage pas ainsi à travers les morts.
Le président
Où voulez-vous en venir, Maître ?
Theodor Niemeyer
Ce crime contre l’Humanité qui a été commis est encore plus horrible. Imaginez une victime à la place de chaque arbre. Et toutes ces victimes massacrées, violées, brûlées. Eh bien, il y a ce détail qui fait toute la différence.
Le président
Lequel ?
Theodor Niemeyer
Il a fallu brûler, un à un, chacun de ces arbres. Pouvez-vous comprendre quelle haine vous devez avoir en vous pour brûler un arbre, le voir se consumer, et passer au suivant ? Pouvez-vous imaginer cela des centaines de milliers de fois, Monsieur le Président ?
Le président
Non, cela est impossible pour nous.
Theodor Niemeyer
C’est pourtant l’ordre exécuté de Talaat Pacha qui a commis ce crime impensable pour un être humain comme vous. Voilà pourquoi un survivant est devenu juste, Monsieur le Président.