815 - Les déportés de la mémoire
N. Lygeros
Seuls, nus, sans secrets, les fils bleus attendaient la mort à la croisée. Et la mer savait que la mort lui les rendrait, purs, enfin. Ils avaient l’habitude de se retrouver devant la porte décorée qui marquait le centre de la croisée. Ils aimaient pouvoir se dire que là-bas tout était possible et qu’ils pouvaient choisir leur chemin à tout moment. C’était un lieu de liberté car ils pouvaient choisir. C’était aussi un lieu de privations car choisir c’était se priver. Là-bas, rien n’avait été décidé, tout restait à faire. Le monde les attendait comme on attend le Messie. Alors ils contemplaient les décorations et discutaient de l’indiscutable. Chaque jour, avant que le jour ne devint nuit, ils se réunissaient comme s’ils allaient dans un temple à ciel ouvert. Il n’y avait qu’eux pour écouter leurs prières mais cela leur suffisait. Ils n’avaient rien pourtant ils ne se contentaient pas de peu, ils désiraient le bleu de la mer qui les avait engendrés. Sans ce rituel immuable, ils auraient sombré dans l’oubli avant de mourir. Ils n’avaient pas peur de la mort, ils ne craignaient que l’oubli. Ce dernier pouvait les frapper en vie et en mort. Alors devant la porte décorée, ils racontaient tous les évènements de la journée afin que rien ne fut oublié durant la nuit. Chaque jour ils approvisionnaient la mémoire collective de souvenirs car c’étaient les seules armes qu’ils avaient pour lutter. La croisée du bleu était devenue un lieu de mémoire. C’était là-bas que naissaient les morts et que mouraient les maux. Là-bas les hommes se souvenaient pour les autres. Ils étaient le cimetière vivant de la mémoire. Ils étaient une bibliothèque vivante ouverte à jamais sur le monde. Les hommes venaient de toute la ville pour toucher la mémoire du doigt et pour entendre sa voix. Dans ce champ du signe, ils vivaient la résurrection du monde. Pourtant, désormais, ils avaient peur. Ils avaient entendu les cris de la mémoire blessée. La horde de l’oubli s’approchait d’eux inexorablement. Ils résistaient cependant ils avaient conscience que leur résistance menait à l’échec. La croisée ne suffirait plus pour protéger la mémoire des hommes. Ils avaient toujours été peu nombreux, cela ne les avait jamais gêné. Mais maintenant l’oubli avait besoin de morts et ils ne suffiraient pas. Ils devaient trouver un moyen de mourir plusieurs fois pour que les autres n’aient pas à souffrir à nouveau.