805 - Les ruelles de la vie
N. Lygeros
Les escaliers devaient sans doute conduire au port bleu mais les façades blanchies le rendaient inaccessible du regard. Les hommes, les femmes et les enfants se contentaient de descendre les marches sans se préoccuper de la fin. Ils le faisaient comme ils vivaient. Chaque jour, chaque marche suffisait à sa peine mais aussi à sa joie. Une jeune enfant portait de la main droite le premier fardeau de sa petite vie, elle suivait les pas d’une femme voilée de blanc qui emportait son enfant dans cette descente inconnue. Les hommes assis sur le côté demeuraient silencieux. Ils regardaient le temps passer et s’écouler sur les marches de la vie. A peine quelques arcades mettaient ces hommes sans futur à l’abri du soleil, à l’abri de la brûlure de la justice impitoyable. A l’instar d’un temple ouvert dont la nef était taillée dans la rue, le quartier s’avançait vers le néant. Tous les jours étaient semblables et pourtant chaque jour était plus proche de la fin. Cette fin que nul ne soupçonnait mais que tout le monde attendait. Là-bas, les hommes, les femmes et les enfants étaient si pauvres que le seigneur ne leur avait pas demandé de maison. Il préférait les croiser dans les ruelles. Il les attendait au coin de chaque rue comme s’il devait les protéger. Cependant ils n’avaient pas besoin de protection. Ils savaient qu’ils étaient condamnés à vivre. Avec ou sans lui, ils continueraient à vivre leur condamnation. Il les aimait car il était étranger. Ils l’aimaient comme l’un des leurs. Son omniprésence ou son omniscience ne devenaient importantes que par leur absence. La sagesse de ces gens parvenait à le toucher du doigt. Et c’était sans doute pour cela qu’ils souffraient tant. La sagesse de l’instant leur permettait d’accéder à la souffrance immortelle. Ils étaient pénétrés de douleur comme la mer, de bleu. Cette couleur c’était la leur, non par sa noblesse mais par la grandeur de sa blessure. Sur les trottoirs gisaient leurs souvenirs mais aussi leurs désirs enfouis dans leur existence. Chacun pouvait voir sur ces marches les étapes de leur vie. Les ruelles étaient comme les lignes de la main. Elles poursuivaient ou interrompaient leur route sans explication. Comme si le destin s’était chargé de tout sauf du temps qu’il restait à le parcourir. Les gens de là-bas suivaient ces lignes sans savoir qu’un jour cette main se refermerait pour frapper de son poids.