634 - Le premier jour de la nuit (3)
N. Lygeros
Traduit du Grec par l'auteur
Leur barque déchirait les eaux du lac. Autour d’eux on n’entendait que le silence. Ils étaient seuls, complètement seuls. La femme se tenait debout, elle regardait le fond du lac, cet endroit qui portait la même couleur que ses vêtements. L’homme tirait vigoureusement sur les rames. Il sentait la résistance du lac. Mais seule la nécessité existait. Son front ruisselait de lumière. Silencieux, il regardait uniquement la femme, phare de son amour. Il savait qu’elle souffrait chaque fois qu’elle se trouvait sur le lac et il tirait sur les rames encore plus fort. Cependant quand ils en atteignirent le milieu, la femme fit un mouvement et lui, releva les rames. C’était là. La barque avec ses deux ombres s’arrêta au centre du bleu. Ici avait chaviré leur mémoire. Ici s’était noyée la lumière. La femme fit sa prière et jeta sa croix dans le lac. Alors l’homme replongea les rames dans l’eau et se remit à ramer. Ils n’avaient rien dit, ils avaient tout fait. Tout sauf la dernière rencontre. Le lac essayait de refermer la blessure de la barque mais celle-ci s’avançait plus profondément. Rien ne pouvait l’arrêter et même la mort les laissa passer. Elle connaissait le poids des ombres. Enfin la barque glissa sur la rive de la terre oubliée. Il y avait des années qu’elle n’avait vu un homme. Quand la femme descendit, elle se baissa et l’embrassa avec amour. L’homme laissa les rames dans la barque et la repoussa. Il la regarda s’éloigner puis détourna son regard. La femme avait avancé et il la suivit. Il voyait sur ses traces la passion de la mémoire et ne supporta pas sa douleur. Il voulut l’arrêter mais c’était trop tard. Il les attendait déjà. C’était le jour du printemps. Ils marchèrent sur les pierres de l’oubli et se blessèrent les pieds, mais ils ne s’arrêtèrent pas, il fallait arriver avant le soleil. Il était là-bas sous un arbre. La croix regardait le ciel et ils virent les trois doigts blancs, ceux de la foi. L’homme prit la main de la femme. Ils ne savaient pas quand aurait lieu la prochaine fois. Le voleur, son père, les attendait sous les fleurs. Sur le côté de sa tombe il leur avait demandé de mettre une petite fenêtre pour voir le printemps et aujourd’hui c’était le premier jour. Il se retourna sur le côté et vit le couple vêtu de noir. En cet instant, il comprit que sa patrie avait été envahie et ses yeux pleurèrent. C’était le premier jour de la nuit.