5194 - Transcription du télégramme 57 d’Alexandre Carathéodory (28 juin 1878)

N. Lygeros

Télégramme
S. E. Carathéodory Pacha
à
S. A. le Grand Vézir
Constantinople
Berlin, le 28 Juin 1878
N° 57
Pour le chiffre
H. Odian
Au moment d’entrer dans
la salle du Congrès, nous reçûmes
les deux télégrammes de V. A. en date
du 28 Juin relatifs à l’
occupation de la Bosnie et de l’
herzégovine. J’entretins immédia-
tement Andrassy Beaconsfield
et Salisbury pour les conjurer de
ne pas porter la question devant le
Congrès parce que nous avions
l’ordre de nous y opposer. Andrassy
me demanda de ne pas
prendre la parole aujourd’hui et
de remettre ma réponse à un
autre jour ; je répondis que c’
était impossible. Immédiatement
après nous entrâmes en séance,
et Bismarc déclara
que l’ordre du jour portait en
tête les remaniements territoriaux
et tout d’abord la Bosnie.
Andrassy prenant alors la
parole lut un document qui
portait que l’art. 14 du traité
avait reconnu l’intérêt
spécial de l’Autriche dans
cette question ; qu’il n’y avait
qu’à constater que la Bosnie
et l’herzégovine avaient été
  l’origine des difficultés actuelles
pour prouver qu’il y avait là
une question Européenne ; que des
incursions réciproques rendaient
très difficiles la position de l’
Autriche en présence de l’im-
puissance des troupes ottomanes
à rétablir l’ordre. L’Autriche était
obligée de nourrir 200000 réfu-
giés, elle avait dépensé jusqu’à
présent dix millions de florins.
Les réfugiés se refusent de rentrer
dans leurs foyers. La nécessité
d’une solution s’impose dès lors
aux préoccupations de toutes les
puissances. Pour l’Autriche en
particulier, elle est prête à accepter
toute solution offrant des garanties
de stabilité. Toutefois l’autono-
mie stipulée lui parait imprati-
cable. Le fanatisme qui anime
les différentes classes de la popula-
tion les unes contre les autres, la
question agraire opposent des
obstacles insurmontables pour
tout autre Gouvernement qu’un
Gouvernement fort. Il attire
donc l’attention du Congrès sur cette
situation et il ne repoussera que
les solutions qui seraient dépourvues
de durée.
  Salisbury alors lut un discours
dans lequel après avoir abondé
dans le sens d’Andrassy il ajouta
que la Bosnie était la seule pro-
vince où les propriétaires étaient
d’une religion différente de celle
des paysans. D’ailleurs les princi-
pautés Slaves formées de ce côté
pourraient profiter de cette
situation anormale pour unir
leurs efforts contre la Turquie
ce qui amènerait de grands
dangers à moins qu’un État
puissant ne s’entremette
pour occuper les points stratégiques.
Que désormais la Bosnie dont
la Turquie ne retirait rien nécessi-
terait des dépenses énormes,
et qu’en somme il ne trouvait
d’autre issue que de
charger l’Autriche de l’occu-
pation et de l’administration de
cette province.
Bismarc lut un discours dans lequel il s’empressa
de s’associer aux paroles de
Salisbury, en appuyant sur la
nécessité de mesures stables et
efficaces ; il dit que l’Allemagne
partage le désir très vif de toutes les
puissances de prévenir de nouveaux
désordres dans ces pays ; qu’un
  État puissant seul peut intro-
duire des réformes sérieuses, et
que pour la Bosnie et l’herzégo-
vine il ne voyait d’autre
Gouvernement pour s’en charger
en dehors de l’Autriche.
Conti demanda à Andrassy
d’expliquer le point de vue auquel
l’Autriche se plaçait pour procé-
der à l’occupation.
Andrassy répondit que le point
de vue Autrichien était le point
de vue Européen.
Je parlai à mon tour. J’établis
combien de facilités nous avions
fournies au Congrès depuis le
commencement de ses travaux.
Mais que pour cette fois nous devions
présenter au Congrès une
opinion tout-à-fait contraire
à celle qui avait été émise. Je
développai ensuite les considéra-
tions contenues dans le télégramme
de V. A. Après quoi je réfutai
les arguments qu’on avait mis
en avant pour justifier l’occupation
Autrichienne er dont le principal
était l’impuissance du Gt
Ottoman à se maintenir en Bosnie.
Je dis que si ces désordres n’avaient
pas été réprimés pendant quelque
  temps c’est que des évènemens
d’un autre ordre s’étaient déve-
loppés successivement et avaient
absorbé les forces et l’attention
du Gt. Mais que même parmi
tant et tant de difficultés les
principautés voisines n’étaient
pas parvenues à entamer la
Bosnie. Que la paix mettrait
l’Empire à même de consacrer
plus de forces et de soins à la
Bosnie qu’il répondait d’ailleurs
du résultat pourvu qu’on le laissât
faire, qu’il n’y avait là en
somme rien qui dépassât les
facultés du Gt, que la
question agraire dont on avait
parlé avait reçu dans
différens pays différentes solutions et
que le Gt Ottoman pouvait bien
en appliquer une, qu’au surplus
pour les pays dans lesquels elle
existe encore on n’avait pas jugé
nécessaire de procéder à une occu-
pation étrangère ; que lors même que la Bosnie
ne rapportait rien au Trésor
ce n’était pas là une raison
suffisante pour l’occuper ; et
que d’ailleurs si la Turquie rend
  des provinces parce qu’elles con-
tribuent trop et si elle laisse
occuper d’autres parce qu’elles ne
rapportent plus beaucoup au
Trésor cela pourrait aller loin.
Enfin j’énumérai de nouveau
les points contenus dans le
le télégramme de V. A. et je
concluai en émettant l’
opinion du Gt Il sur l’inopportunité
de la mesure proposée
qui au lieu d’amener
l’apaisement était
de nature à faire
craindre des inconvé-
niens encore plus
graves.
Waddington qui parla après
moi déclara adopter la propo-
sition Salisbury comme la
seule pratique ; il la considéra
comme une mesure de police
Européenne.
Beaconsfield dit que la question
lui semblant la plus importante était
d’assurer la paix de l’Europe
que la Bosnie avait été l’origine
et le foyer des difficultés actuelles.
Comment peut-on croire que
la puissance qui n’a pu assurer
la tranquillité à la Bosnie
avant les malheurs qui l’ont
accablée, le pourra aujourd’
hui où ses ressources sont
épuisées. Il faut a-t-il dit
  des moyens efficaces, tels
qu’on les trouve dans le Gt
Autrichien gouvernement
éminemment conservateur
et qui n’alarme personne.
L’occupation de la Bosnie
n’impose aucun sacrifice au
Sultan. L’Europe a montré le
prix qu’elle attache à lui conserver
un bel Empire en le remettant
en possession de provinces qu’il
avait perdues par traité. Il
devrait donc avoir confiance en
elle. En Bosnie il y a prédomi-
nance injuste d’une race, c’est
cette prédominance qu’il s’agit
de faire cesser, dans l’intérêt de
l’Europe. Il finit par déclarer
que l’occupation Autrichienne
assurera l’ordre et fortifiera
l’Empire Ottoman.
Gortchakoff après avoir déclaré
que la Russie ne s’intéressait plus
géographiquement à la Bosnie
dit qu’elle s’y intéressait parce qu’il y
avait là un élément chrétien
qui souffrait injustement. À
son avis l’Autriche seule pouvait
  y ramener la tranquillité.
L’agitation en Bosnie n’était pas
disait-il le résultat d’excitations
étrangères comme le plénipoten-
tiaire Ottoman avait voulu
insinuer mais bien la conséquence
de la mauvaise administration.
Je répliquai à Gortchakoff
que je n’avais eu l’intention
de rien insinuer relativement à
l’origine des troubles de Bosnie
mais que j’avais constaté que
la pacification avait été retardée
par suite d’évènemens indépen-
dans de la question elle-même.
Qu’il s’agissait aujourd’hui
non de rechercher les origines de
ces troubles mais bien les remèdes
qu’on pouvait y apporter et que
d’après les instructions que je venais
de recevoir je devais faire connaître
que le Gt Il était décidé à exécu-
ter toutes les réformes que j’avais
énumérées et que j’étais prêt
à lui transmettre tous les
désirs que sur ce point le Congrès
voudrait bien exprimer.
Andrassy reprenant la parole
dit que le Pacha a promis il y a 3 ans de
procéder au rapatriement des
réfugiés, et que rien n’a été fait
  que si l’autorité du Sultan
s’est maintenue en Bosnie
c’est grâce à l’attitude de
l’Autriche. Aujourd’hui
a-t-il ajouté il est impossible
de faire dépendre l’avenir
des illusions qu’on se fait
dans un Conseil à Constantinople.
Indépendamment de la Bosnie
et de l’herzégovine Andrassy
annonça que l’Autriche avait
l’intention d’occuper le Sandjac
de Novi-Pazar où pourtant
elle laisserait l’administration ottomane, en se réservant le
droit de garnison et le passage
sur toute la route
.
Bismarc déclara alors que le
débat avait suffisamment édifié
les membres du Congrès, que la
majorité s’était prononcée. Nous
ne sommes pas réunis ici dit-il
pour sauvegarder certains désirs
ou bien pour tenir compte de
certains points géographiques.
Mais uniquement pour assurer
la paix de l’Europe. Sans l’inter-
vention du Congrès, la Turquie
  se trouverait en face du traité
de S. Stéfano. Le Congrès a rendu
à la Turquie une étendue bien
plus grande et bien plus
importante que la Bosnie. On
ne saurait se réserver les avantages
d’une transaction de ce genre, en
refusant de se soumettre aux
désavantages qu’elle peut entraîner.
Les plénipotentiaires Ottomans
doivent faire comprendre à leur
gouvernement que la totalité
des décisions du Congrès forme
un ensemble. J’espère que la Porte
ne trouvera pas d’intérêt à faire
échouer l’œuvre du Congrès et
de mettre les puissances Euro-
péennes dans la nécessité d’
aviser à leurs intérêts. Il
constate que les puissances sont d’
accord. Mais il ne peut tirer aucune
conséquence d’une décision qui ne
serait pas unanime. Les pléni-
potentiaires Ottomans réfèreront
à leur Gt la pénible impression
qu’a produite sur le Congrès l’
expression d’une opinion qui
entrave une œuvre entreprise
principalement dans l’intérêt de la
  Porte. Si les travaux du Congrès
à l’endroit de la Bosnie ont été
aujourd’hui arrêtés ou suspendus
par le vote des plénipotentiaires
Ottomans il est à espérer qu’ils
seront bientôt munis de nouvelles
instructions. Le protocole
restera ouvert
et la suite à
donner sera subordonnée à la
décision de la Porte. Si l’entente
des Puissances restait incom-
plète par suite du vote de la
Porte il y aurait lieu d’aviser.
Après le discours du président
Chouvaloff prit la parole
pour dire que bien que Goutchakoff
ait donné son assentiment
à la proposition de l’
occupation Autrichienne
Andrassy ayant plus tard
ajouté que son Gt avait aussi
l’intention d’occuper l’enclave
entre la Serbie et le Monténégro
ainsi que certains points straté-
giques qui gênerait la Serbie
il prenait ce point en ad referendum
Bismarc fit remarquer que
par suite de l’opposition des pléni-
  potentiaires Ottomans le proto-
cole restait ouvert.
On passa ensuite à la question
de l’indépendance de la Serbie
à ce propos je dis quelques mots
pour expliquer que l’indépendance
qui remplace le lien de vassalité
que l’Europe avait jugé nécessaire
est acceptée par la Turquie qui
espère que ce sera une indépendance
sérieuse respectée et capable
de fournir les garanties d’ordre
public qu’on est en droit d’
attendre.
Salisbury proposa alors d’insérer
dans ce traité une clause concernant
la liberté religieuse en Serbie.
Waddington appuya. Gortchakoff
alors ayant cru qu’il y avait là
une allusion à l’infériorité de droits
dans laquelle sont placés les Israé-
lites en Russie se livra à certaines
explications qui ne furent pas
toujours très claires. Bismarc
résumant le débat déclara que
l’Allemagne la France et l’Angleterre
ne donneraient un vote favorable
à l’indépendance de la Serbie que
sous la condition d’une entière liberté
  de culte. Les Italiens présen-
tèrent après cela une proposi-
tion concernant le maintien des traités de
commerce des capitulations etc.
À mon tour je présentai une
proposition concernant la
capitalisation du tribut pour
être payé à la Porte et le
transfert d’une partie de la
dette publique Ottomane à la
Principauté pour les districts
qui lui seraient annexés
définitivement.
Ensuite on arrêta l’ordre
du jour pour demain Samedi comprenant
les provinces Grecques dont il
est parlé dans le traité de S. Sté-
fano et la Roumanie.
Il fut décidé malgré certaine
objection de forme que je
soulevai que le Ministre de
Grèce serait entendu.
Mehmed Ali Pacha présenta
un mémoire sur les frontières
du Monténégro. Ce mémoire
fut renvoyé à une Commission
spéciale. Après quoi la séance
fut levée.