4957 - Sur l’Arménité blessée
N. Lygeros
Sur le cahier Moleskine, nous apercevons un visage de femme. Nous observons une rupture faciale à l’instar d’un souvenir cubiste. Ce n’est pas simplement un geste de complicité picturale envers Picasso, à moins que l’allusion ne soit poussée jusqu’à la guerre d’Espagne. Il y a dans ce visage paisible de la souffrance mais avec retenue comme pour ne pas déranger un spectateur indiscret. Elle est certes pensive à l’instar d’une mémoire léonardienne. Ces traits de couleurs à peine arrachés au temps expriment la blessure de l’arménité. Une sanguine teintée de rouge et de noir, tel est ce spectacle sans nom, pour les indifférents. Tandis que pour les autres, c’est la souffrance devenue femme, jeune femme arménienne, comme une liberté de Delacroix. Murée dans le silence de l’oubli, elle témoigne par son existence sur l’atrocité et l’horreur. Seulement, personne ne l’écoute, personne ne l’entend dans cette cour où les grands s’amusent comme des petits au dangereux jeu de la guerre. Ils remplacent les bombardements par des négociations qui mettent à mal les acquis. Ils prônent la paix en niant l’existence de la guerre. Comme s’ils ne réalisaient pas que l’inexistence de la guerre entrainait inéluctablement l’inexistence des victimes, et pire encore l’inexistence des bourreaux. Car une victime si elle existe, souffre. Tandis qu’un bourreau s’il existe, peut faire souffrir de nombreuses victimes. Si l’Arménité est blessée, ce n’est pas seulement par l’indifférence des indifférents, c’est surtout les siens qui sont capables de la blesser par leur comportement. Ils ont tendance à la voir comme la personnification de l’Arménie alors que cette dernière n’est qu’un état. Ils ne se rendent pas compte du caractère diachronique de l’Arménité. Ainsi chaque société arménienne ne se préoccupe que des ses problèmes locaux et quotidiens. Pourtant, ce n’est pas la barbarie, en permanente lutte contre elle, qui ménage ses efforts pour plaider dans ce sens. C’est à croire que la banalisation du crime est encore plus forte que le crime. Nous nous préoccupons de la tradition alors que tous nos gestes condamnent notre avenir. Nous nous occupons de notre présent alors que la barbarie efface peu à peu notre passé. Alors que comptons-nous devenir? Des instants de temps en espérant qu’il s’agisse de point de l’immortalité? Non, l’Arménité ne pense pas seulement pour démontrer son existence, elle souffre aussi pour montrer aux autres qu’ils ne sont pas seuls et que l’Humanité existe même si l’humanité des hommes est toujours en devenir. Elle ne se contente pas d’être car elle sait qu’elle ne sera plus. Elle tente de devenir pour être encore, malgré tous les actes barbares. Et puis elle regarde son peuple comme si elle attendait un geste de sa part, un indice au moins. Voilà pourquoi elle esquisse un sourire de Joconde, car elle sait ce qui l’attend et ce qui attend la barbarie.