4747 - Sur l’étrange paysage
N. Lygeros
En Artsakh, l’impensable est une réalité. Pour en prendre conscience, il suffit de contempler l’étrange paysage. Ce dernier ne se trouve pas à Stepanakert mais dans la région d’Agdam. Et sans nos amis, les combattants d’Artsakh, nous ne l’aurions jamais découvert. Il est difficile d’imaginer cette réalité interdite. Ce n’est pas tant son accès qui pose problème que la volonté absurde de ne rien faire et surtout de ne rien revendiquer. Le paysage est étrange aussi par l’absence de présence humaine. Il provoque un sentiment d’attente plutôt que de lassitude. Comme si tout le monde attendait qu’il se passe quelque chose même si en apparence il ne se passe rien. La nature continue à vivre sa vie sans les hommes. Les uns ne sont plus là par crainte des autres, les autres ne sont pas là par crainte des leurs. Et puis nous avons bien sûr les diplomates qui ne connaissent que des cartes et qui ne cessent de parler de restitution sans se rendre compte, ou plutôt, qui ne veulent l’avouer, que cela serait fatal pour la capitale arménienne. Les champs de mines ne sont impressionnants que par les vieux panneaux d’indication. Les champs de blé continuent à être une source de revenus, sans que cela ne suffise à changer les choses. La route est toujours caillouteuse et en mauvais état comme l’histoire des pays de l’ocre rouge et des cyprès bleus. Qui oserait le mentionner puisque la zone demeure interdite ? Néanmoins, malgré l’interdiction sociale, les grenadiers continuent à attendre les hommes. Ces derniers se font rares certes, mais ils n’oublient pas la terre de leurs ancêtres. Voilà pourquoi nous sommes retournés à la source qui avant, était si précieuse durant la guerre. Elle était au-delà de Trigranakert comme pour signifier que la réalité avait dépassé le symbole, que l’avenir avait transcendé le passé pour créer un nouveau présent, incompréhensible pour la plupart, paradoxal pour certains, révélateur pour les hommes. Elle coulait toujours, et elle était tendre comme autrefois d’après le témoignage de nos amis. Elle continuait à arroser les grenadiers aussi nous ne pouvions pas ne pas emporter une grenade avec nous pour l’offrir à la liberté de nos pensées. À cet endroit, il était plus facile de réaliser le véritable sens de l’arménité. Pourtant nous étions au milieu de nulle part, seuls. Malgré cela ou plutôt grâce à l’absence de la foule, nous pouvions voir avec discernement l’essentiel de notre histoire, même si certains voulaient la transformer en mythologie. L’essence était là, près de cette source, sous les grenadiers, dans la zone interdite des territoires libérés. Aucune diplomatie ne pouvait saisir le sentiment de joie que nous éprouvions. Car aucune diplomatie n’avait livré de combat véritable pour l’arménité. Il ne s’agissait plus de symbole mais de l’essence même de notre nature. Conscients de l’interdiction d’interdire, survivants du génocide de la mémoire, nous étions à cet endroit malgré tout et malgré tous. Nous étions venus pour nous ressourcer pour mieux lutter contre la barbarie et l’oubli. Notre mission n’était pas achevée, elle venait de prendre un nouveau sens et nous étions prêts à nous sacrifier pour celui-ci.