4389 - Sur le soldat inconnu
N. Lygeros
C’est en Artsakh que nous pouvons constater combien est concrète l’idée symbolique du soldat inconnu. Ailleurs cela semble dérisoire comme si cela n’avait plus d’importance. Un monument de ci de là suffit pour remplir le vide social des localités. Ainsi quelques morts suffisent à contenter les prétentions des vivants qui se glorifient de ne pas oublier, même s’ils ne se souviennent que de la devise. Il faut dire que même les sociétés de l’oubli donnent de l’importance aux devises mais sans doute par malentendu.
Par contre en Artsakh, les soldats inconnus ont un visage. Ce sont les héros des écoles. Sur les photographies jaunies, ils ont certes l’air triste de l’ère postsoviétique. Cependant ce ne sont plus des individus noyés dans la masse mais bien des hommes même s’ils sont morts. Les soldats inconnus se trouvent dans les couloirs de la vie qui mènent à l’école. Comme s’ils attendaient les enfants d’une autre époque. Ce n’est pas véritablement un accueil car ils ne sont pas les hôtes de ces lieux. Ils sont là comme les khatchkars dans le paysage. Apparemment inutiles, mais essentiels. Apparemment seuls, mais ensemble. Le soldat inconnu ne regarde pas, il se regarde et par ce biais, il suggère une réflexion à l’instar d’un miroir. Les combattants de l’Artsakh connaissent aussi les cimetières et les monuments mais en fin de compte, ils préfèrent les écoles. Est-ce par nécessité ou par choix, nul ne peut le savoir. Mais la préférence est néanmoins là. Il faut dire que leur innocence les rapproche des enfants. Et puis les adultes se concilient avec tout. Ils ne sont pas à un compromis près avec le passé pourvu que le futur soit comme le présent c’est-à-dire indifférent.
Pourtant au moment des élections présidentielles, lorsque nous étions de passage dans les bureaux de vote en tant qu’observateur international accompagné de l’infatigable ministère des affaires étrangères, nous ne pouvions manquer de voir ces photographies sur les murs des classes d’école. Ces étranges soldats inconnus participaient à leur manière à ce processus nécessaire pour la constitution d’un état. Ils étaient donc là malgré la mort : témoins du renouveau. Ainsi les bureaux de vote étaient plus humains comme si la mort révélait le sens véritable de la vie.
En Artsakh, les soldats inconnus ne sont pas des disparus comme ailleurs. Cependant, c’est à nous qu’il appartient de les garder dans notre mémoire au moment de prendre des décisions cruciales pour cette terre qu’ils ont libérée, pour ce pays qui revit grâce à leur sacrifice. Nous ne pouvons tout perdre par lâcheté diplomatique car les soldats inconnus ont encore un visage et ce témoignage du passé offre un cadre de liberté. Nous pouvons négocier ce qui nous appartient, non ce que nous devons aux autres qui sont encore les nôtres tant que nous n’aurons pas abandonné nos positions c’est-à-dire nos montagnes et nous.