4296 - Sur le massacre des innocents
N. Lygeros
Il est extrêmement difficile d’imaginer et surtout de réaliser ce que signifie réellement un génocide car il est nécessaire d’avoir une vision globale et une pensée synthétique. Aussi, la plupart des gens ne sait pas comment l’appréhender et par conséquent ne peut être que persuadée par autrui. Ce point est le noyau du problème de la reconnaissance. Car comment reconnaître sans connaître ? Même les survivants ne parviennent à connaître que de manière locale, un génocide. Alors pourquoi ne pas identifier un génocide à un massacre ? Après tout, n’est-ce pas cela que désire la propagande turque ? Seulement, la notion de génocide, introduite par Raphaël Lemkin ne saurait être réduite à cela. Un génocide est un crime contre l’humanité, mais tout crime contre l’humanité n’est pas un génocide. Pourquoi une telle volonté de différencier ces notions ? En quoi est-ce important dans le domaine du droit international et de la charte des droits de l’homme ? Quel est l’enjeu sur le plan humain ? L’apport de Raphaël Lemkin, c’est d’avoir insisté sur le fait qu’un génocide représente une destruction systématique et que dans cette expression, la caractéristique principale, c’est la systématisation de la destruction, et non la destruction elle-même. Seulement comment prendre conscience de l’importance de ce concept ? Que signifie-t-il à l’échelle de l’innocent, à l’échelle du survivant ? Il n’a de sens, en réalité, que pour le juste. Car il s’agit d’une abduction créative, selon la terminologie d’Umberto Eco. Pour saisir cette difficulté cognitive, il suffit de se rappeler des propos d’Albert Einstein : aucun chemin ne mène de l’expérience à la théorie. Ainsi même les survivants éprouvent une difficulté à réaliser l’ensemble de la notion de génocide. Ceci les rend fragiles face aux attaques des fanatiques de l’oubli et de l’indifférence. Sans la robustesse de la connaissance, il est impossible de résister à une argumentation rhétorique. Les survivants sont des martyrs et des témoins. Seulement dans ces deux cas, ils sont rendus muets par la puissance du système qui met en place un véritable génocide de la mémoire. En s’appuyant sur l’absence de mémoire des uns et l’incapacité de se défendre des autres, le système parvient à ses fins si les justes n’interviennent pas. Seulement, quel est leur modèle du génocide ? Vu dans son ensemble, le génocide correspond à un but stratégique. Il comporte donc une structure, avec des points forts, des points faibles et des points critiques. Et en ce sens, il est dépourvu de toute considération humaine. Il n’exploite que la bestialité de la guerre comme l’écrirait Leonardo da Vinci. Il n’utilise que son horreur pour écraser un ennemi créé de toute pièce par l’appareil de propagande. Par conséquent, nous devons garder à l’esprit, les objectifs des bourreaux si nous voulons vraiment défendre les victimes. Car en ne voyant que le massacre des innocents, nous ne pouvons leur venir en aide. Or les innocents n’ont besoin que de notre aide pour continuer à exister malgré l’atrocité de leur mort. C’est pour cette raison que les justes semblent inhumains à des personnes normales. Ils luttent, selon eux, avec obstination pour une cause démodée. La réalité est autre, les justes sont humains, mais trop humains pour la société, car ils ne vivent que pour l’humanité.