4235 - Sur les justes et les innocents
N. Lygeros
En Arménie, si les justes et les innocents ne sont pas connus, ce n’est pas parce qu’ils ont disparu. Les justes sont comme les dragons, ils demeurent muets et ne crient que lorsque les hommes se taisent. Les innocents sont comme la terre, ils souffrent en silence et ne se révoltent que par humanité.
En traversant l’Arménie, nous nous enfonçons parfois dans le quotidien et nous oublions l’essentiel. Un étranger cherche l’inconnu, mais pas les inconnus. Un arménien rencontre ceux qu’il connaît et ne vit que dans le connu. Les deux ne se rendent pas compte que l’esprit hay, l’arménité est encore ailleurs.
Tandis que l’arménien de la diaspora est aussi un étranger. Cela lui permet de voir l’arménité des deux côtés et c’est la raison pour laquelle, il est plus sensible à la présence mais aussi à l’absence des justes et des innocents. Aussi il n’est pas rare de voir un arménien de la diaspora pleurer sans raison apparente. Un verre de cognac suffit à l’émouvoir. Il faut dire que son nom suffit pour le blesser dans ses souvenirs occupés. Il faut dire que chaque jour, nous sommes préoccupés, alors pourquoi nous intéresser aux occupations.
Nous finissons par vouloir oublier et nous fermons les livres du passé. Cependant les justes, tels de véritables signets humains, gardent les pages des innocents. Ainsi malgré la puissance des sociétés de l’indifférence, nous retrouvons les pages qui caractérisent l’avenir de l’arménité. Celle-ci ne connaissait pas la nature de ses êtres sans le contexte du génocide. Elle ne distinguait pas les Arméniens du passé. Depuis les choses ont changé. Car désormais elle sait que ces deux catégories existent, en dehors de celle des survivants. Elle est la trace temporelle d’un peuple qui a perdu son innocence, d’un peuple dont les droits humains ont été bafoués. Alors que dire de ce peuple qui a connu le cri du silence ?
Les inepties sociales ne veulent rien dire pour ne pas choquer. Alors que la réalité est criante. Les survivants appartiennent au présent, et c’est pour cette raison qu’ils sont si influençables par la société. Tandis que les innocents et les justes appartiennent respectivement au passé et à l’avenir. Sans ces piliers temporels, les survivants ne marcheraient pas sur le pont de l’arménité. Ils ne peuvent se définir qu’à travers eux. Oublier les justes et les innocents revient à oublier sa propre nature. Il ne s’agit pas pour un survivant de devenir innocent ou juste. Le premier n’est pas un choix et le second n’est que privation. L’égalité ne signifie pas identité et notre arme la plus puissante, c’est la diversité. Si l’appareil totalitaire turc s’en est pris au peuple arménien, ce n’est pas seulement pour un problème d’identité, mais avant tout de diversité.
L’arménité est une forme de résistance à l’uniformisation voulue par les régimes totalitaires. À travers les justes et les innocents, le peuple arménien ne doit pas seulement regarder le génocide, mais surtout le processus de réparation qui représente une renaissance de l’arménité.