3725 - Transcription de la lettre 11 de R. Fraïssé à N. Lygeros (22/09/1990)

N. Lygeros

samedi 22/9/90

Nik,

Un grand merci, d’abord d’avoir su que le 15 septembre
était la Saint-Roland (je l’ignorais avant ta carte
et ton cadeau), puis d’avoir su (par qui?) mon amour
des disques compact classiques; enfin merci de ta
générosité, y compris en temps passé à la poste,
ce qui n’est pas “évident” (terminologie hexagonale).
Quant à moi, j’ai été gaffeur, ce qui ne me
change pas : à peine m’avais tu écrit ton
enthousiasme pour la 9ème, je répliquais préférer
le 2ème mouvement de la 7ème. Apprends que
je me régale aussi avec l’hymne à la joie.
De toutes façons je suis un peu ours et ne
changerai pas.
De retour à Marseille, je relis quelques passages
du fascicule 2 (avril) de Singularité.
Première remarque. J’aime bcp le courageux
6ème point de la charte du journal, page 32 :
le niveau n’a pas de limite supérieure. Bravo !
étant victime de refus de publication : chez les
physiciens parce qu’ils ne croient pas à la ramification,
et chez les philosophes parce que j’ai osé utiliser des
penseurs du deuxième ordre, je suis pleinement
pour ce 6ème point.
deuxième remarque, concernant un paragraphe
de ton article Homo Scientis, sur l’ordinateur.
D’abord à côté de grands succès de l’ordinateur, tel
le théorème des 4 couleurs, je vois au moins un
gros échec. On n’a pas pu calculer les nombres de
Ramsey, même assez petits. En effet le nombre
des cas à examiner dépasse le nombre des particules
de l’univers multiplié par le nombre des nanosecondes
de l’âge présent de l’univers. Si par hasard tu
ignores le nombre de Ramsey (ce qui m’étonnerait)
consulte à la bibliothèque le chapitre 3 de mon

 

livre “Theory of Relations” 1986, collection Studies in
Logic chez North Holland. Si, honte à elle, la
biblio universitaire de Lyon ne possède pas ce livre,
je t’en photocopierai le chapitre 3.
Autre question sur l’ordinateur. Je pense que
Pascal déjà, avec son idée préconçue en faveur
de la supériorité de l’homme sur la machine,
avait le désir de prouver, soit cette supériorité,
soit (on ne sait jamais mais il faut être honnête)
que l’intelligence humaine ne réalise rien de plus
que l’ordinateur. Par exemple tu parles avec raison
de la machine de Turing, qui ne calcule que le récursif.
Mais si Quine a raison, l’intelligence humaine,
en dehors du récursif, ne sait que faire des essais
au hasard en bénéficiant des échecs précédents :
ce que l’ordinateur sait également faire.
Quant à la conscience, humaine et sans doute
animale, elle ne sert peut-être à rien dans
le domaine scientifique, ni même peut-être dans
le domaine des décisions, un ordinateur pouvant
être programmé pour engendrer d’autres ordinateurs
plus performants etc. Néanmoins la conscience
doit servir à souffrir, et à être fier d’être doté
de conscience, et peut-être à d’autres buts
extra- scientifiques. Ça doit être ce que les naïfs
scientistes du 19eme et début 20ème, genre
Félix Le Dantec, appelaient la “conscience épiphénomène.
C’est bien la peine d’être nés un siècle après eux
pour n’être pas plus avancés.
Encore merci et Amicalement Roland

P.S. Si un jour tu as la possibilité de photocopier
les comptes-rendus critiques sur mes articles en
ramification, cela m’intéresserait de savoir
ce qui y est dit et où ils ont paru (The philosopher’s
Index ou autres)