3415 - L’apport du génocide
N. Lygeros
Tout notre héritage culturel est le fruit des apports de toutes les nations. Nous comprenons ceci d’autant mieux lorsque nous pensons combien appauvrie eût été notre culture si les peuples condamnés par l’Allemagne n’eussent point été capables, tels les Juifs, de créer la Bible ou de donner le jour à un Einstein, à un Spinoza; si les Polonais n’eussent été à même d’offrir au monde un Copernic, un Chopin, une Curie; si les Tchèques n’eussent produit un Huss, un Dvorak; si les Grecs n’eussent donné un Platon ni un Socrate; si les Russes n’avaient offert au monde un Tolstoï et un Rimski-Korsakov; les Français un Voltaire, un Montesquieu, un Pasteur; les Hollandais un Erasme, un Grotius et un Rembrandt; les Belges un Rubens et Maeterlinck; les Norvégiens un Grieg; les Yougoslaves un Negosti; les Danois un Kierkegaard.
Si un génocide a un apport, c’est sans doute celui de la conscience de la perte. Seulement, il faut conceptualiser cette perte et imaginer sa représentation matérielle dans le cas de sa réussite. Même dans le cadre de notre lutte pour la reconnaissance du génocide, nous oublions bien souvent de réaliser l’absence des personnes qui ne sont jamais nées à cause de la mort de leurs ascendants. Nous pensons aux victimes et même à certains hommes en particulier lorsque nous connaissons leur oeuvre et leur contribution à l’évolution de l’humanité. Seulement qui d’entre nous pense à ceux qui n’ont pas eu cette occasion? La réponse est simple : Raphaël Lemkin. Il s’agit du concepteur du mot génocide. Mais il est encore plus profond que cela. A travers ses écrits, il nous montre la voie humaine dépourvue de voix au sein des sociétés de l’oubli. Il détache des nations, le fruit de celles-ci pour le donner en cadeau à l’humanité tout entière. Ainsi les hommes sont des dons à l’humanité. Dans ce nouveau contexte, la notion de génocide prend une nouvelle dimension et il en est de même pour la négation du génocide. Il ne s’agit plus d’événements isolés dans le temps avec un impact local malgré leur horreur. Il s’agit d’un crime qui se perpétue à travers le temps tant qu’il n’est pas reconnu. Et c’est en raison de cela que le crime contre l’humanité est si immonde. Car il ne cesse de blesser l’humanité. Cette dernière se retrouve dans la position d’une mère que le barbare éventre pour lui arracher son enfant et le décapiter. Le crime est conçu pour laisser une trace indélébile dans le temps et que l’enfant ne puisse conserver la mémoire de sa mère éventrée. Ainsi le meurtre est double. Il ne recherche pas seulement la blessure mais aussi la permanence de celle-ci. Il ne se contente pas du symbole, il désire le stigmate. La crucifixion ne suffit pas au bourreau car il craint la résurrection. Toute la problématique du génocide se trouve dans la permanence de l’acte alors que nous avons tendance à le considérer comme un fait. Car nous oublions les descendants des victimes. Et surtout leur contribution probable à l’évolution de l’humanité. Voilà ce que nous rappelle le texte de Raphaël Lemkin. En nous donnant les noms d’hommes qui ont aidé l’humanité, il nous fait comprendre de manière plus palpable, la perte que représente un génocide pour l’humanité. De plus, il nous permet de réaliser qu’il ne s’agit de l’humanité présente mais de celle du futur, de celle qui n’aura jamais l’occasion de naître, de vivre et de créer. Raphaël Lemkin insiste sur ce fait pour nous faire saisir l’importance de la condamnation de ce crime contre l’humanité. Cela indique aussi que nous ne pouvons nous contenter de la reconnaissance. Il est nécessaire de passer au stade de la pénalisation afin de condamner ceux qui veulent décapiter l’enfant même si la mère a déjà été éventrée. Aussi la reconnaissance ne peut être que la première étape du processus de réparation, si le crime se perpétue à travers le temps. Aussi le véritable problème du génocide, en termes humains, ce n’est pas son historicité car elle est incontestable mais son caractère diachronique à travers le génocide de la mémoire. Le crime contre l’humanité ne s’effectue pas seulement à l’encontre du passé mais surtout à l’encontre de l’avenir. Voilà ce que nous devons avoir en tête lorsque nous examinons le génocide, tel est son apport.