3388 - L’interdit IV
N. Lygeros
La seconde rencontre de l’interdit se déroula dans un village de disparus. Cette fois, ce fut un vieil homme qui lui adressa la parole.
– Quel bon vent vous amène l’étranger?
– Celui de l’humanité.
– Savez-vous qu’il est dangereux de prononcer ce mot ?
– Mais je n’ai que celui-ci à la bouche.
– Vous devriez tout de même faire attention.
– Pourquoi donc ?
– Car vous n’êtes pas vieux !
– Je ne suis pas si jeune. Je suis né vieux.
– Cependant cela ne se voit pas et ne vous protège pas.
– Me protéger?
– La vieillesse nous protège ici. Elle cache notre laideur…
– Et les disparus?
– Ils étaient tous jeunes !
Il fit une pause et examina l’étranger avec sympathie avant de poursuivre sur un ton triste.
– Et ils savaient tous lire…
– Lire ? Des livres ?
– J’étais leur maître d’école.
– Je comprends à présent.
– Pour ma part, toujours pas. Je ne comprends pas comment nous en sommes arrivés là.
– La société de l’oubli…
– Le système ne pouvait pas tout faire seul.
– Les délateurs…
– Ils ne suffisaient pas. Les collaborateurs étaient bien plus nombreux.
– Comment avez-vous échappé à la répression.
– Par l’aveuglement.
– Vous n’êtes pas né aveugle?
– Non, c’est un présent de la société du bonheur.
– Et vous m’avez adressé la parole de cette manière ?
– Je n’avais pas le choix.
– Comment ?
– Vous n’êtes pas seulement humain…
– Quoi d’autre alors ?
– Vous êtes trop humain.
– Désolé de vous l’entendre dire.
– Ne soyez pas désolé. C’est toujours une joie pour moi de rencontrer un maître, un véritable maître.
– Vous aussi vous aviez des disciples.
– Mais ils ont tous disparus par ma faute.
– Vous n’êtes pas responsable !
– Je ne sais pas si Dostoïevski serait d’accord…
– Il a connu lui aussi les nuits blanches.
– Est-ce suffisant pour pardonner ?
– C’est assez pour comprendre.
– Merci pour votre bonté.
– Je retrouverai vos disciples…
– C’est trop dangereux ! Je ne sais même pas s’ils sont encore vivants !
– Même morts, je vous les retrouverai.
– Alors je vais vous donner tout ce que vous voulez.
L’interdit pencha la tête et le vieux appuya son front sur le sien. Il lui communiqua le signalement de ses disciples afin de l’aider à les retrouver même s’il pensait que cette tâche était impossible. Car il savait que le maître était un don de l’humanité.