2100 - Les créateurs de livres
N. Lygeros
Personne ne savait comment avait commencé cette révolution. Chacun avait son idée mais nul ne détenait la vérité. Il existait une légende mais la société ne voulait en entendre parler. Il faut dire qu’être un créateur de livres était suspect. Dans le passé, les livres existaient. De cela, les gens en étaient à peu près certains. Parfois, les feuilles mettaient à jour ces amas de cellulose, aussi leur existence ne pouvait être véritablement contestée. Seulement, personne ne pouvait dire quelle avait été l’envergure du phénomène. La société faisait tout pour le minimiser. Grâce à elle ou plutôt aux précédentes, les livres avaient été exterminés. La légende parlait du génocide de la mémoire. Mais les gens ne connaissaient aucunement le sens de cette expression. Le mot même de mémoire n’appartenait plus au vocabulaire social. Il avait été considéré comme politiquement incorrect, et avec le temps, il était devenu socialement incorrect, jusqu’au jour où il avait été purement et simplement interdit. La disparition de livres appartenait depuis des décennies aux principes fondamentaux de la société. Celle-ci n’obéissait à aucune valeur. Respecter une valeur revenait à supposer l’existence d’éléments diachroniques or d’après la société ces derniers n’avaient aucun sens dans le présent permanent. Aussi la nouvelle qui annonçait la découverte d’une maison de créateurs de livres avait semé la panique dans la classe dirigeante de la société. C’était une double remise en cause de tout le système. Les livres avaient disparus et ils ne devaient pas être lus. Seulement la société n’avait pas prévu que des hommes en créeraient. C’était vrai que la création de livres n’avait pas été formellement interdite. La société toute entière se rendait compte à présent de la faille du système. Car les créateurs de livres n’étaient pas seulement des résistants passifs d’antan qui ne voulaient se séparer de leurs livres, et qui les apprenaient par cœur pour les sauver du feu de l’oubli. Non, les créateurs étaient une race bien pire encore. Ils gravaient leurs créations pour les distinguer du néant. Les maîtres et les apprentis ne cessaient de coder le savoir. Les nouveaux livres n’étaient pas conçus pour une large diffusion, aussi ils avaient la qualité des ouvrages d’art. L’écriture, la police de caractères, les figures, les bijoux, tout était fait pour être unique, pour apporter une contribution à l’édifice humain. Les créateurs de livres avaient remis au goût du jour, même s’il n’était prononcé que la nuit sous les étoiles, le mot humanité. Les créateurs de livres ne travaillaient que pour elle, en d’autres termes pour l’avenir. Un avenir que personne ne connaissait telle était l’outrecuidance des créateurs de livres. Le préjudice était si important pour la société qu’elle s’était immédiatement mise à la pourchasser. Seulement, sans le réaliser, tous ses efforts n’avaient fait que confirmer la légende. A présent, même s’ils étaient pourchassés et condamnés, tout le monde le savait : les créateurs de livres existaient.