2060 - Histoire du silence
N. Lygeros
Il faudrait du temps pour que les gens comprennent l’œuvre du silence. Un simple dessin au crayon à papier sur une feuille laissait une marque indélibile. Les traits étaient limpides malgré l’obscurité de la scène. Le croquis ne pouvait manquer de rappeler une scène d’antan, des moments de douleur sur une scène, une mise en scène dramatique et la mauvaise troupe. Le croquis était muet comme le silence mais il ne cessait de suggérer l’indicible. L’homme n’avait pas été brisé par le génocide. Il vivait à travers le souvenir du dragon et rien ne pouvait l’empêcher de vivre son combat. Il n’était pas seul. Les guerriers de la paix vivaient dans son regard, ils œuvraient dans sa vision. La pièce avait été lourde à porter. Les ombres devaient supporter le poids de la lumière pour pénétrer dans l’obscurité. Même la musique était là pour aider le silence. Il ne parlait pas, il ne se plaignait pas. Il n’était pas un descendant des langues coupées mais il en connaissait l’existence et s’il se taisait c’était par respect envers elles. La survivante était sa voix. Il était sa pensée et ses actes. Rupture asymptotique dans le temps, son visage était à l’instar du passé et du futur. Processus irréversible, il constituait la brisure sans être lui-même brisé. Il ne vivait désormais que pour les autres. La barbarie l’avait condamné à la résistance. L’innocence l’avait transformé en juste. Pour un instant seulement, tout avait changé. Les stigmates inconnus seraient omniprésents désormais. Sans être réduit à cela le silence ne pouvait ne pas en tenir compte. Car aucun suaire n’avait été placé sur son visage, car aucun linceul n’avait recouvert son corps meurtri. Les gens ne voyaient que la survivante d’un génocide sans nom. C’était ce qu’il fallait. Cela ne devait pas changer, du moins jusqu’à sa mort. Car après le silence serait à nouveau seul. Seul à transporter la lourde étoffe noire des noms inconnus. Car le silence ne pourrait oublier. Il était né pour cela. Il était né pour crier la souffrance ultime dans le monde de l’indifférence. Le dessin ne pouvait supporter que quelques traits, ce n’était pas le génocide. Seulement ces traits étaient durs à l’image de l’homme de pierre. Car sans la pierre de la mémoire qui aurait pu tailler dans l’histoire ce que nous nommons légende. L’histoire du silence était une ancienne légende. Elle avait été dite pour la première fois par l’homme qui n’existait. Elle avait été représentée par les hommes formidables. Et désormais elle reposait sur une mauvaise troupe, une bande de monstres comme disaient les gens. Ils étaient monstrueux car ils étaient humains dans une société où régnait l’absence. Ils étaient monstrueux car ils luttaient pour les hommes contre la barbarie. C’était tout cela que représentait le croquis. Seulement qui le comprendrait ?