1869 - La menace de la langue de bois
N. Lygeros
Sous prétexte d’être dans un cadre démocratique, nous nous autorisons de moins en moins à nous exprimer librement sur le sujet des droits de l’homme. Nous avons peur de blesser ou d’agacer la sensibilité de nos interlocuteurs politiques. Sous prétexte d’être dans un cadre de libre opinion, nous autorisons de plus en plus les autres à affirmer ce que bon leur semble sans nous permettre la moindre critique sur leurs propos. Comme si cela était inévitable, nous entrons de plain-pied dans le schéma mental de la démocratie molle versus régime autoritaire.
En Turquie, la moindre allusion au génocide des Arméniens ou à l’occupation de l’île de Chypre, est condamnée par le code pénal. Pourtant cela ne nous concernerait pas, parce que s’intéresser à la chose serait une forme d’ingérence dans la politique nationale turque. Par contre, au moment des pourparlers à Chypre, l’état chypriote se devait de réécrire l’histoire des livres scolaires afin que les enfants ne soient pas traumatisés par la barbarie des actes. Ainsi l’invasion de 1974 ne devenait en somme qu’une simple visite. Il ne fallait plus parler des 1619 disparus, ni des milliers d’enclavés, ni des 200 000 réfugiés. Heureusement le peuple chypriote a su finalement résister à ces pressions extérieures. De même, à présent, nous nous devons d’éviter de mentionner l’expression « génocide des Arméniens » afin de ne pas choquer nos partenaires commerciaux et nous entendons, sans être pour le moins surpris, un Danois s’exprimer sur France Culture de manière quelque peu étrange puisque pour parler du génocide des Arméniens, il a dit qu’il concédait que les Turcs avaient eu la main lourde.
Nous savons tous que la reconnaissance du génocide n’est que la première phase du processus de réparation, s’arrêter à celle-ci serait une grave erreur qui remettrait en cause l’ensemble du processus. Le projet de pénalisation montre combien il est dangereux de se laisser prendre au piège de la langue de bois. L’appareil de propagande turc n’a que faire de la diplomatie de pacotille, il tente d’obtenir des résultats tangibles et ce par tous les moyens. Nos moyens d’action doivent être diversifiés pour surmonter la menace de la langue de bois. La réalité historique existe et nous nous devons de la mettre en évidence sans nous considérer esclaves de la libre opinion et de la démocratie. Il ne s’agit pas de pénaliser n’importe quel crime. Celui-ci n’a rien de banal ou de compréhensible. C’est un crime contre l’humanité et c’est en tant que tel qu’il doit être considéré, jugé et condamné. Cette ligne de conduite n’est pas à remettre en cause. C’est notre tactique et notre stratégie qui doivent être adaptées.