1756 - Leçon d’humanité
N. Lygeros
Il fallait se rendre à l’évidence, dans toute l’université, aucune salle n’était disponible. Le cours ne pouvait avoir lieu. Ils en avaient pris leur parti. Pourtant lorsqu’ils traversèrent l’immense cour, ils décidèrent que ce serait l’endroit idéal. Après tout ce n’était pas les murs qui créaient l’enseignement. De plus ce cours était spécial. Pas d’ a priori. Tout devait se faire sur place. Et il en était de même pour la pensée. Il n’y avait donc rien de social, seul l’humain importait. Le béton armé était froid comme l’ensemble de l’institution. Ils étaient seuls dans ce néant mais ils étaient unis. Il leur avait fallu des mois pour le comprendre. L’arlequin était avec eux et comme à son habitude, si ce terme avait un sens pour lui, il faisait son cirque. La piste était rectangulaire mais ce détail ne pouvait l’arrêter. Toujours debout, allant de droite à gauche, il faisait quelques rares gestes comme pour signifier qu’il fallait se concentrer sur les mots et non les mouvements. Ils ne prenaient pas encore de notes. Ils n’avaient pas encore conscience du sacrifice. L’arlequin ne semblait pas affecté par ce manque de respect, il recherchait des traces d’humanité. C’était son unique préoccupation. Il mimait la parole comme pour se rappeler du clown blanc. Malgré son absence, son ami était toujours à ses côtés. Ils écoutaient et oubliaient. Il ne pouvait en être autrement. Il devait cependant vivre l’éphémère. Sans cela comment auraient-ils pu comprendre l’immortalité de l’instant ? Comment auraient-ils pu apprendre à souffrir ? La mise en scène ne suffisait plus, il fallait jouer désormais. Sinon comment répéter Alter Ego ? Ils commencèrent par un exercice. Une personne devait quitter le béton armé pour s’installer librement sur la place du néant. Ce n’est qu’avec la plus grande des hésitations que Georges s’avança. Il n’avait pas encore rencontré Alexis. Il était fatalement seul. Il devait engendrer la peine des autres mais il ne savait comment faire. Il cherchait une pose particulière mais il craignait le ridicule. Et puis désespéré de ne provoquer aucune peine chez les spectateurs, il redevint lui-même et s’assit en leur tournant le dos, la tête penchée vers le sol. Les autres crurent d’abord qu’il se moquait d’eux. Incapable d’effectuer l’exercice, il s’était résigné. C’était du moins ce qu’ils pensèrent au début. Puis le voyant sombrer dans l’immobilisme, ils comprirent que son échec le faisait souffrir. Il n’avait pas réussi à leur faire de la peine. Le sort s’acharnait sur lui et il était impitoyable. L’arlequin regardait la scène sans rien dire. Le clown blanc était revenu. Ils étaient à nouveau réunis comme Vladimir et Estragon. Il regarda Georges et celui-ci sentit la présence d’Alexis. Etait-ce vraiment lui ? Etait-ce seulement une impression ? Un songe ? Non ce ne pouvait être que lui… Il se retourna lentement comme s’il n’osait pas faire face à cette réalité partagée. Il le vit du coin du regard, du côté de la larme. Pour un instant, pour un instant seulement, il oublia qu’il ne savait pas pleurer. Et il pleura pour la première fois. Il ne pouvait cacher sa joie de retrouver son ami d’antan, l’ami qu’il n’avait jamais eu. Ils se rapprochèrent et s’embrassèrent. C’était cette humanité, cette insupportable humanité qui fit de la peine au public qui s’était transformé en société. Telle fut la fin de la leçon.