1469 - Deux amis dans la lutte
N. Lygeros
C’étaient deux hommes, deux combattants. Mais la société ne voyait en eux que la misère. C’est vrai qu’ils étaient misérables et qu’ils n’étaient que cela car il ne pouvait en être autrement. Ils ne s’intéressaient qu’aux êtres humains et non aux personnes. Ils ne travaillaient que pour des grandes causes que les autres avaient oubliées. Ils étaient les seuls à se souvenir. Aussi leur présence gênait.
Dans leurs costumes, ils étaient à l’étroit comme si la grandeur humaine n’avait pas de place. Leurs chaussures n’étaient pas celles de combattants mais elles s’étaient battues. Dans la vie, dans la ville, ils avaient parcouru les chemins, les grands chemins de la douleur. Et dans ces chemins, il n’y avait aucune pause. Ils se tenaient dos à dos. Deux amis au milieu de la solitude et de l’incompréhension. Chacun d’entre eux ne pouvait compter que sur l’autre. Comme si l’humanité tout entière n’était réduite qu’à ces deux êtres. Ils étaient heureux d’être là, seuls, mais ensemble. Quand l’un d’entre eux s’était retourné, c’était pour marcher sur l’une de ses chaussures. C’était du moins ce que la société voyait. En réalité, ils marchaient sur leur destin. Ils étaient face au néant et à la barbarie, deux îles du souvenir. Leurs bras enchevêtrés n’appartenaient qu’à une seule entité. C’étaient les bras de l’amitié et de la souffrance. C’étaient les liens de l’invisible. Ils ne pleuraient pas mais étaient remplis de gouttes d’eau.
L’un d’entre eux montra quelque chose. Sa main avait emporté son bras ballant. Seule la souffrance ou peut-être le souvenir le retenait encore. L’autre l’avait regardé comme si ce geste avait été celui de la résistance. Il s’était souvenu de cet homme que la junte avait torturé, et essuyé une larme invisible. Il se tendait à ses côtés même s’il ne savait pas comment se tenir. Il espérait qu’il ne mourrait pas dans cette lutte, du moins au début. Le regard de l’autre l’avait attendri. Ils n’étaient plus que l’autre sans être l’un.
L’amitié de ces hommes était difficile à percevoir car tout était difficile chez eux. La vie, la mort, la souffrance aussi. Pourtant c’étaient des amis. Ils semblaient n’être qu’un assemblage de gestes mécaniques pour la société. Mais les hommes les reconnaissaient. Ils n’avaient jamais été de chez ces gens-là. Ils étaient d’ailleurs. Ils auraient pu être des réfugiés, des hommes de la diaspora, ou encore des survivants. Ils n’étaient que des vivants qui ne se contentaient pas d’exister. Ils étaient là car ils ne pouvaient être ailleurs. Ils étaient deux personnages de théâtre dans une pièce consacrée au génocide et à sa reconnaissance. C’était du moins ce qu’ils pensaient. En réalité, c’étaient deux amis qui ne se connaissaient pas encore mais que la lutte devait souder à jamais. Ils n’avaient pas eu le temps de vieillir mais ils grandissaient ensemble pour être à la hauteur des Misérables.