13390 - Commentaires sur l’art stratégique de Coutau-Bégarie. (avec P. Gazzano).
P. Gazzano, N. Lygeros
1) Le problème de la friction
A la Guerre, même les choses les plus simples sont compliquées. (Clausewitz)
Cette idée est en corrélation avec l’aspect caméléonien de la guerre que le stratège doit avoir continuellement à l’esprit.
En stratégie, les choses ne se passent jamais comme prévu, il y a un décalage constant entre la conception et l’exécution. C’est la friction théorisée par Clausewitz.
Ce décalage est plus ou moins grand et il peut être codifié à travers les processus irréversibles et ceux qui ne le sont pas.
Le désordre croit avec le développement des opérations jusqu’à aboutir à l’anarchie (Berenhorst) parfois au chaos.
Cependant même ce chaos peut être créatif pour trouver des solutions non linéaires à des problèmes complexes. Il suffit de considérer les processus décrits par Prigogine hors équilibre mais aussi la théorie de Ramsey.
Ce désordre croissant est certes commun à toutes les activités complexes, mais il se pose avec une particulière acuité en stratégie, du fait de son caractère potentiellement destructeur.
C’est la puissance de l’impact de la stratégie qui se traduit comme un élément destructeur s’il n’est pas contrôlé. Car sans le contrôle, il n’y a pas de stratégie.
Ce phénomène s’observe à tous les niveaux de l’activité stratégique, tant dans son articulation avec la politique (Grande Stratégie) que dans sa dimension militaire (stratégie opérationnelle).
Cependant, en fonction du niveau, cette friction est décuplée et peut provoquer des changements de phase dans le processus qui conduisent à d’autres résultats.
2) Guerre totale et guerre limitée
Le problème fondamental du stratège est de reconnaître la nature du problème auquel il est confronté. En tactique ce problème est exclusivement militaire et se ramène au meilleur emploi de la force disponible. En stratégie, le problème est beaucoup plus complexe, car il est relatif à l’emploi de moyens de nature différente, non seulement d’un point de vue militaire, mais également par rapport aux fins poursuivies. La conséquence pratique est qu’on ne mène pas une guerre conventionnelle ou une guerre révolutionnaire, une guerre totale ou un conflit limité de la même manière.
Cette différence fait la différence et représente la clef de voûte de la stratégie. Sans ce choix décisionnel, il n’est pas possible d’avoir une trajectoire stratégique.
La première tâche du stratège est donc de proportionner ses buts militaires à l’objet politique de la guerre.
Ce travail de recherche de la proportion est un jeu d’équilibre qu’il est possible de formaliser avec un outil comme l’équilibre de Nash en théorie des jeux.
Jomini ou Clausewitz ont distingué deux sortes de guerre en fonction de leur objet, l’une qui a pour objet d’anéantir l’adversaire, l’autre qui a pour objet d’agrandir son territoire aux dépens de l’ennemi sans détruire celui-ci. Le débat entre guerre totale et guerre limitée a suscité une abondante littérature mais qui n’a pu déboucher sur une définition communément admise de la guerre limitée.
Notre propos n’est pas d’entrer dans cette littérature qui est avant tout d’ordre théorique mais de définir des objectifs clairs dans les deux cas possibles sans pour autant nécessairement les différentier puisque nous préférons une approche holistique.
3) Stratégie d’anéantissement et stratégie d’usure
Le débat s’est déplacé sur un autre plan dans les années 1980, avec la distinction posée par l’historien Hans Delbrück, entre stratégie d’anéantissement et stratégie d’usure qu’il prétendait avoir tirée de Clausewitz. Ludendorff a relancé le débat dans l’entre deux guerres, avec sa notion de guerre totale entraînant la subordination de la politique à la guerre.
Pour nous, il s’agit simplement d’un transport de structure qui ne simplifie en rien le problème initial.
Après 1945, le problème s’est encore compliqué avec l’émergence de la guerre révolutionnaire. La stratégie d’anéantissement n’est pas forcément synonyme de destruction totale: elle recherche la décision rapide, par la dislocation des forces matérielle ou morales de l’ennemi. La stratégie d’usure recherche l’épuisement progressif des forces matérielles ou morales de l’ennemi. Souvent la stratégie d’usure est la continuation d’une stratégie d’anéantissement qui a échoué.
Cette remarque finale est transposable au problème initial.
Mais elle peut aussi être un choix délibéré du fait d’une disproportion marquée des forces ou d’un refus de l’affrontement.
Dans ce cadre, nous entrons dans la théorie de la petite guerre ou guérilla.