1132 - L’ivresse de la terre
N. Lygeros
Nous sommes les derniers hommes d’un peuple oublié. A travers nous, la mémoire vit ses derniers instants. Désormais nous ne craignons plus rien. Nous connaissons notre avenir. Nous savons qu’il n’existe pas. Nous vivrons jusqu’au bout. Nous n’avons plus rien à perdre. Nous remplissons nos verres à l’ivresse de notre terre. Nos bouteilles sont pleines du passé de notre ciel. Elles ont encore le goût de la chaleur. Elles ont encore leurs parfums d’antan. Comme nous ne pouvons boire à notre santé, nous boirons à notre mort, à ce jour où notre mort prendra fin, à ce jour où nous retrouverons enfin notre terre. Car elle seule ne peut nous oublier. Nos mémoires l’enivreront une dernière fois. Car personne ne viendra recueillir le sang de notre peuple. Alors notre terre gorgée de soleil se remplira de nos souvenirs. Elle gardera en elle notre existence, notre essence. Nous vivrons à nouveau parmi les pierres de nos ancêtres. En attendant, nous presserons le temps pour que le vin vive avec nous ces derniers instants. Nous qui n’avions ni domaine ni château, nous mettrons en bouteille notre terre. Et nous deviendrons l’esprit du vin. Ainsi chaque fois qu’un homme goûtera notre vin, nous vivrons à travers lui dans l’amalgame de ses pensées. Et chaque pas dans nos vignes sera le commencement d’un chemin sans retour. Nous avons traversé le temps dans la douleur, nous poursuivrons notre voyage à travers la couleur. Sur notre bateau ivre que d’autres nomment notre terre, nous chavirons encore et toujours dans l’exil. Au bord de l’oubli, nous continuons à vivre malgré la mort, malgré le dénigrement. Nous n’étions rien et nous mourrons pour cela car ce rien c’était notre vie. Cependant, c’est sans remords que nous partirons pour rejoindre à nouveau notre terre. C’est vrai que plus personne ne veut de nous, mais comment leur en vouloir puisque nos propres enfants nous ont abandonnés. Notre histoire est semblable à celle d’autres peuples oubliés dont nous ne connaissons même pas le nom car nous n’avons pas vécu leur douleur. Nous voulons nous aussi vivre ces derniers instants à la mémoire de tous les peuples oubliés. Nous boirons à leur existence qui ne put jamais devenir une vie si ce n’est pour vivre la mort d’une langue. Nous sommes comme ces hommes perdus qui jettent une bouteille à la mer. Cependant notre mer, c’est notre terre. Alors nous mettons dans nos bouteilles tout notre esprit, et nous les plaçons dans les caves de notre mer en attendant que l’olivier et le thym soulèvent à nouveau le soleil de la justice sur les prochains hommes, les hommes de la renaissance qui sauront comprendre comment nous avons caché la mémoire dans l’oubli.