1131 - Âme d’olivier
N. Lygeros
Seul l’olivier pouvait nous sauver. Alors il se sacrifia pour nous, à nouveau. Il se laissa faire dans nos mains blessées. Nous le taillâmes pour créer notre arme contre l’oubli. Nous détachâmes ces morceaux séculaires pour les façonner. Il nous fallait des instruments. Eux seuls ne pouvaient oublier notre langue. Nous débitâmes les carrelets, nous tombâmes les arêtes. Ensuite nous perçâmes la pièce de la nécessité pour créer sa voix. C’était le tour du bec. Puis vint le sifflet creusé dans la fenêtre. Nous n’avions besoin que de trois notes, les points de suspension de l’olivier. Ce son aigu et perçant pouvait à lui seul emporter l’oubli imposé. Même nos enfants à la langue déchirée ne pouvaient résister à son appel. Mais il nous fallait aussi le son des ancêtres. Alors nous partîmes à la recherche du noyer de la douleur. Il n’y avait que lui pour supporter les affres de notre peuple. Sur ses parois nous sculptâmes notre tradition afin qu’elle résonnât en lui. Affublé d’une peau de chèvre recouverte d’une peau de veau mort-né, sous les coups de la massette, il entonna le chant de la résistance. Et notre terre se remit à vivre. Notre langue vivait à nouveau à travers la musique. Cette musique où se mêlaient les sons d’antan et les cris de la souffrance ressuscita notre peuple oublié. La terre toute entière résonnait sous les coups du tambourin et les sifflements du galoubet. Même les anciens châteaux devenus vestiges du passé vibrèrent à l’écoute de cette langue abandonnée des hommes. Mais nous savions tous que c’était le chant du cygne. Plus jamais notre langue ne vivrait de la même manière. Elle avait toujours été vivante mais les autres voulaient la faire mourir en nous. Nous étions condamnés à parler une langue morte. Nous devions vivre sa mort sous le regard de nos enfants. Alors quand notre musique s’éleva à nouveau au dessus de notre terre, nous comprîmes que l’heure de la résurrection était venue et avec elle celle du départ. La musique était revenue pour nous annoncer qu’elle partirait. Elle irait par le monde pour chanter la mémoire d’un peuple oublié. Nous étions libres. Nous étions vivants. Mais nous étions enclavés dans notre mémoire. Mais nous étions déjà dans nos tombes. C’étaient les seules maisons qui se construisaient encore pour nous. Notre musique c’était notre requiem. Et c’était à nous de le chanter. Nous devions chanter notre propre marche funèbre. Combien nous aurions aimé avoir un véritable ennemi pour lutter contre lui et monter à l’assaut au son du tambourin et du galoubet. Seulement comment lutter contre les enfants de l’oubli ? Comment lutter contre ceux qui ne voulaient pas du présent de notre passé ? Effondrés, nous nous agenouillâmes pour la première fois de notre mort devant notre olivier de la paix.