1072 - Sur le sens de l’absurde
N. Lygeros
En écrivant le petit texte de La porte ouverte nous n’avons pas seulement voulu exprimer notre agacement envers une nouvelle situation socioculturelle sur l’île de Chypre, mais aussi montrer que l’absurde peut prendre la relève du sens lorsque celui-ci ne peut plus affronter la réalité de l’idiotie de la masse. Dans ce cas précis, l’absurde à travers son humour donne libre cours à l’imagination du récit qui n’est plus entravé par les contraintes de la réalité massifiée. Il s’agit donc d’un exemple in vivo qui permet de dresser un bilan sur la nature de la masse d’une part et la résistance du théâtre d’autre part. Cependant, il ne faudrait pas confondre cette approche avec celle du théâtre engagé qui n’évolue que dans l’élément du sens. Ici l’absurde est nécessaire car le sens et surtout le sensé a perdu la bataille contre la masse. L’inertie de celle-ci face au changement du contexte dénature l’entité. L’acteur persiste à jouer le même rôle à la perfection sans se rendre compte que la mise en scène a changé. Et c’est contre ce décalage systématique qui existe entre une révolution et la masse qui a de la peine à évoluer, que l’absurde prend tout son sens. Sans se décourager, il assemble les morceaux les plus hétéroclites de la réalité et parvient à les redéfinir dans un contexte inaccessible à la masse. Bien au-delà du goût pour le paradoxal ou des limites de l’humour noir, se trouve le domaine de l’absurde. Ce dernier, lorsque plus rien ne compte dans cette résistance intellectuelle à l’oppression sociale, devient l’unique solution dont la puissance permet au créateur de se libérer de la masse et d’élever sa main hors de la glèbe anonyme. Dans cet élan, dans ce sacrifice inhumain, c’est avant tout l’absurde qui sert d’élément moteur. Aucune personne sensée dans le sens de la masse n’oserait agir ainsi. Et pourtant cette action est nécessaire non seulement pour la survie de l’homme mais pour l’évolution de l’humanité dans son ensemble. Car c’est cet acte qui donne de l’énergie à la masse. Aussi le sens de l’absurde existe lorsque le sens devient absurde. Alors tout dépend du sens que nous donnons à l’absurde et de l’absurde que nous donnons au sens. Et le sens et l’absurde nous apparaissent désormais comme des notions relatives et dépendantes de l’observateur. Ce qui est absurde pour la masse peut avoir du sens pour les autres. Et comme ces derniers en raison de leur rareté ne représentent qu’une petite minorité de l’ensemble, l’essentiel du sens apparaît comme absurde. Cette porte ouverte qui reste fermée à l’ignorance, représente une voie de la sagesse puisqu’elle matérialise l’idée que nous ne voyons que ce que nous comprenons. Cependant malgré l’éveil de chaque homme, à l’instar de la bougie de l’expérience de Confucius, la masse reste dans l’obscurité non pas de l’absurde, mais du sens caché des choses. Alors dans ce cadre le théâtre devient quelque chose de plus en plus nécessaire même s’il doit parfois prendre la forme d’une série télévisée qui remplace désormais le roman à feuilleton. Il nous reste en somme bien peu de choses si nous nous restreignons au sens sans comprendre le sens de l’absurde.