43 - Analyse de : Souvenirs d’apprentissage d’André Weil

N. Lygeros

Avec votre livre j’ai pu, quelque peu mieux, découvrir le personnage qui se cachait derrière la signature d’articles de Mathématique et de réflexion sur les Mathématiques qui m’avaient enthousiasmé. Autant vous le dire tout de suite votre fraîcheur d’esprit est au moins aussi grande que celle d’Hadamard – comme l’on peut s’en rendre compte dès le premier chapitre de votre livre, par vos fines allusions sur l’enseignement.

Votre personnage, véritable “rat de bibliothèque” m’a tout de suite été sympathique d’autant plus que lui est associé un caractère hautement critique comme le témoigne votre analyse sur le “manifeste des 93”. Combien de fois n’ai-je pensé que vous étiez le mathématicien contemporain qui incarnait le plus la notion de liberté intellectuelle et c’est avec un plaisir certain que j’ai appris – grâce à ce récit de votre rencontre hebdomadaire avec Vessiot dans l’escalier des Hautes Etudes – que cette caractéristique était chez vous précoce.

J’ai été surpris de constater que des explications sur la constitution de votre jury de thèse éclairaient de façon inattendue l’opinion qu’avaient les mathématiciens français de la théorie des nombres. Quant à votre thèse de doctorat proprement dite ou au moins ce que vous écrivez sur elle, est digne d’éloge ; ce sont des paroles de sage et non d’un saint ! Et puis l’histoire mathématique est avec vous. Par contre ce qui est drôle c’est que vous n’auriez jamais obtenu votre thèse si vos examinateurs avaient eu la même opinion que vous quant à la publication.

J’ai trouvé extrêmement instructive votre aventure sur le “théorème de décomposition” dans le sens où elle est générique en effet l’élève (ici, c’est vous !) étouffe pour ainsi dire d’enthousiasme pour sa découverte alors que ce même travail ne soulève qu’un intérêt contenu de la part des maîtres. Phénomène propre à la recherche : puisque le connaisseur est critique que parce qu’il a une conscience aigüe de la difficulté et que l’ignorant affronte l’inconnu que parce qu’il en est inconscient.

La qualité de votre récit sur l’Inde – où votre volonté d’intégration culinaire, vestimentaire et surtout culturelle est remarquable – n’a rien à envier aux spécialistes et je vous félicite d’avoir un esprit ouvert au point de choisir Vijayaraghavan sur ses articles et non sur ses diplômes.

C’est drôle – un point parmi d’autres – car vous dites que la compartimentation en castes n’est pas dans son essence hiérarchisée mais vous rajoutez quelques lignes plus bas que jamais, selon vous, les sociétés occidentales n’ont été aussi rigoureusement stratifiées !

Tout à fait d’accord sur votre explication concernant l’abondance semblable de juifs et de brahmanes dans les sciences dures – pour les juifs Flato pense la même chose.

Le cinquième chapitre où vous décrivez la génèse de Bourbaki est comme il se doit délicieux. Et les légendes qui gravitent autour du Maître, pèsent encore plus dans nos mémoires lorsqu’elles sont écrites par l’une des forces qui les a engendrées. Même si tout le monde n’est pas d’accord sur le style et donc la forme il n’en demeure pas moins que vous avez été les précurseurs des séminaires à thèmes et de la notion de véritables congrès conçus pour créer et non pour se pavaner. Sans oublier bien sûr l’inégalable méthode de rédaction.

Je pense qu’il est inutile que j’insiste sur le caractère honorable, d’autant plus qu’il avait juste un je ne sais quoi de donquichottesque, de votre rôle dans la “guerre des médailles”. Quant à l’article “Science Française” il fait partie de ceux que j’ai mentionné au début de ma lettre.

Dans le chapitre sur la guerre, votre franchise naturelle imprègne l’ensemble de votre vocabulaire en effet vous utilisez les mots de la langue française et ce à tous les registres sans aucune facétie ni hypocrisie. Les longs extraits que vous donnez de votre correspondance – unique lien avec le monde extérieur lorsque vous étiez en prison – ne peuvent être lus sans une certaine émotion même si vous vous efforcez d’insister sur l’aspect bénin et drôle de l’affaire. Quoi qu’il en soit vous étiez dans des conditions tout autres que celles qu’avait dû souffrir Galois.

Finalement l’on peut dire que vous avez eu beaucoup de chance car étant juif, souvent étranger et trop bon mathématicien pour beaucoup de gens votre vie aurait pu tourner court.