4130 - Cognac arménien

N. Lygeros

La pièce n’était pas vide. Quelques objets ornaient les espaces du temps. Ce n’étaient pas des éléments du décor. Ils témoignaient pour le passé. C’étaient des signes de l’amitié. Peut-être même des stigmates de l’humanité. Le téléphone ne permettait pas la conversation. Aussi l’observation était naturelle. Les cartes étaient sur les murs sans être ouvertes. Il était impossible de jouer. Les jeux étaient déjà faits avant même la rencontre. Le téléphone ne pouvait se conclure avant l’impact. Seulement le prévoir. Les angles n’étaient pas tous morts. Aussi le caméléon fixa l’un d’entre eux. L’objet était en bois sculpté. L’horloge n’était qu’un prétexte. Ils appartenaient au temps et cela était amplement suffisant. C’était l’heure. Juste au dessus une église au toit pointu montrait le ciel. Malgré sa taille, elle semblait être capable de résister à tout. Le caméléon se demanda comment elle était parvenue dans cette pièce. Mais il ne posa pas cette question. Il examina les quatre cloches qui sonnaient le glas du téléphone.

– Oui, elle vient d’Arménie. C’est un cadeau.

* Cela confirme la prise de contact.

– Ils m’en ont offert un autre. Je l’ai chez moi.

– Une autre église ?

– Un cognac d’antan.

– Arménien, je présume.

– Je crois bien. Voulez-vous en gouter ? J’en ai ici…

– J’en gouterai à nouveau volontiers.

Le vieux militaire se leva, ouvrit un buffet discret de l’autre côté de la pièce. Il était évident qu’il préférait le whiskey pour sa part. Cependant le caméléon était différent. Il en tint compte et posa un verre à côté de la bouteille. Ce n’était pas un verre à cognac mais le caméléon ne regarda que la bouteille. Le Mont Ararat s’imposa à sa mémoire. Il connaissait le secret des fûts de chêne qu’il cachait dans son antre et savait combien le patrimoine français avait imprégné le bras des siècles. Quant au nom du cognac, il était impossible de ne pas l’associer aux dix ans. Il avait la couleur de l’arménité. Il versa le précieux liquide dans son verre. Le vieux militaire était heureux. Cela se voyait dans son regard qui attendait l’appréciation du caméléon. Il était confiant sans savoir l’essentiel. Une gorgée lui suffit pour retourner en Artsakh. Quelques mois auparavant, il avait goûté pour la première fois la couleur qui avait trois ans d’âge. Elle était à nouveau en lui après un siècle d’éternité. Elle sentait la liberté malgré l’occupation. Elle avait la couleur de l’invisible et des lumières noires. La guerre n’était pas finie malgré la paix. Personne d’autre ne voyait cette paix en guerre car tout le monde regardait cette guerre en paix.

– Cela vous plait ?

– Excellent.

– J’en étais certain.

– Sans doute pour de mauvaises raisons.

– Comment ?

Le vieux militaire n’était pas habitué à être surpris et encore moins par un civil. Néanmoins il tenta de ne pas le montrer, en vain. Le caméléon comprit sa gêne mais il se contenta de boire une seconde gorgée car il connaissant la rareté de ces instants.

– Il faut les aider.

– Est-ce nécessaire ?

– C’est une question de dignité.

– Pourquoi ?

– Car ils nous ont montré l’exemple.

– De la résistance ?

– Du sacrifice !

– À la santé des hommes libres !