39 - Analyse de : Einstein, sa vie, son temps de Philip Franck

N. Lygeros

(A. George)

L’auteur de la biographie ne se contente pas de nous brosser un tableau sommaire de la mentalité qui régnait avant l’oeuvre d’Einstein, il nous fait littéralement plonger dans cet univers où la vision organiciste, puis après Newton la vision mécaniste sont omniprésentes, despotiques. Cette façon de faire est à mon avis la seule qui permette à l’homme moderne de comprendre véritablement la contribution d’Einstein.

Ce qui est drôle c’est que cette approche, au lieu de rendre naturel le travail d’Einstein en l’expliquant, prouve paradoxalement la singularité du génie de cet homme, unique à de nombreux points de vue et donc solitaire.

Le troisième chapitre éclaire de façon simple la célèbre année 1905 : on y trouve avec plaisir les idées fondamentales qu’a utilisées un salarié du bureau des brevets pour créer la théorie de la relativité restreinte, celle du mouvement brownien et bien sûr celle du photon.

Ensuite l’obtention d’un poste officiel et l’acquisition de devoirs administratifs eurent un effet sur Einstein qui amuserait plus d’un chercheur – connaisseur de ce genre de réjouissances. Mais plus sérieusement l’ambiance raciste qu’il trouve à Prague est révélatrice du “sentiment” qui allait ébranler le monde européen; elle était kafkaïenne.

Sur le plan scientifique le fait le plus remarquable de cette époque praguoise fut que c’est le mathématicien Georges Pick – qui mourut par la suite dans un camp d’extermination nazi – à qui Einstein avait confié ses problèmes pour généraliser sa théorie de la relativité, qui lui indiqua d’utiliser le calcul différentiel absolu de Ricci et Levi-Civita. A cette époque, Einstein considéra cette suggestion comme trop ardue. Il ne l’utilisa correctement, avec l’aide de M. Grossmann que plusieurs années après !

Les vicissitudes qu’il eut à subir à Berlin à partir du moment où la première guerre mondiale éclate sont relatées avec précision : son refus de signer le manifeste des quatre-vingt douze intellectuels allemands, son refus de se mettre au service de la guerre, son désarroi humanitaire. C’est sans doute son dégout de l’imbécilité des hommes harangués par le militarisme qui l’incita à s’adonner avec encore plus d’ardeur à l’édification d’une théorie de la gravitation.

Philippe Frank montre judicieusement que c’est, non pas la fille de la théorie-reine de Newton mais la révolution qui fait éclater un empire absolu. Elle n’a tout simplement rien à voir avec cette ancienne et grossière vue de la réalité : la gravitation est un épiphénomène de la géométrie de l’espacetemps – en un seul mot, puisque le fait de considérer l’espace indépendament du temps est incohérent – quadridimensionnel. Elle se base sur deux propositions : – ” les lois du champ établissent comment les masses présentes engendrent la courbure de l’espace . ” – ” les lois du mouvement, à la fois pour les particules matérielles et pour les rayons de lumière, établissent comment les géodésiques peuvent être trouvées, pour un espace de courbure connue. “

Les confirmations expérimentales ainsi que la réaction du public face à cette théorie pour le moins originale sont minutieusement analysées par l’auteur.

Ensuite il s’attache à comprendre le rôle d’Einstein dans le mouvement sioniste luttant contre la montée du nationalisme allemand engendrée par la défaite de 1918. Plus loin le lecteur découvrira avec surprise l’imbroglio politique qu’ont créé les adversaires d’Einstein à partir du moment où ce dernier devint un homme public, essentiellement car il criait haut et fort son pacifisme désespéré. Comme il était universellement connu grâce à ses travaux scientifiques et en particulier la relativité, ses détracteurs tentèrent par tous les moyens de dénigrer son oeuvre – ils ont même essayé de montrer que la célèbre formule E=mc2 n’était pas de lui en la présentant comme étant le ” principe de Hasernöhrl “, alors que celui-ci ne représente qu’un cas particulier ! Ce qu’ils réussirent à obtenir fut que, contre leur attente bien sûr, tout le monde voulait connaître le cas Einstein d’où une pluie d’invitations de nombreux pays de par le monde entier.

Cependant cela n’était rien devant les horreurs qu’allaient commettre les nazis lorsqu’ils prirent possession du pouvoir. Nous conseillons au lecteur de lire attentivement les pages qui concernent cette période, car il doit savoir toutes les injustices qui ont été commises – en particulier dans le domaine de la Science – mais le mot injustice est un euphémisme, c’étaient de véritables crimes contre l’humanité.

Bien sûr, la Relativité Générale eut elle-même à souffrir de ce nouveau courant – de pensée serait trop noble – d’ignominies. Elle fut traitée par les nazis de physique juive, par les soviétiques de propagande bougeoise et par les religieux de matérialiste !

C’est étonnant de voir à quel point l’atmosphère paradisiaque de l’Institute for Advanced Study de Princeton tranche avec l’ambiance infernale de l’allemagne nazie. Il est vrai que cet institut ferait rêver plus d’un chercheur – Oh ! combien conscient des contingences matérielles. A partir du moment où il obtint ce poste Einstein chercha à aider de toutes ses forces les savants victimes de la politique hitlérienne.

Par ailleurs sur le plan purement scientifique, c’est à cette époque qu’il conçut le célèbre paradoxe d’Einstein-Podolsky-Rosen, critique on ne peut plus subtile de la Mécanique Quantique orthodoxe. Et qu’il écrivit en collaboration avec Infeld le non moins célèbre – mais dans un autre domaine – ouvrage de vulgarisation L’évolution des idées en physique. Franck nous éclaire là aussi, sur la naissance de ces travaux.

Ensuite l’auteur de cette extraordinaire biographie nous apprend que cet homme de génie – et on se demande qui cela pouvait bien étonner – a fait aussi partie des responsables de la plus grande révolution conceptuelle de l’humanité : la création de la bombe atomique ; puisqu’il a écrit au président Roosevelt, acte qui eut comme conséquence la mise en place du célèbrissime ” projet Manhattan “.

Le dernier chapitre écrit par A. George, puisque la mort de P. Franck empêcha celui-ci de le faire, s’occupe des dernières années de la vie d’Einstein, sans aucun doute l’époque la moins connue du grand public. Ses efforts pénibles et émouvants pour l’établissement d’une paix mondiale sont exemplaires pour tout être humain. De même ses essais critiques sur la mécanique quantique sont dignes d’être connus de tout scientifique.

Socrate aurait été fier de lui !