221 - Réflexions métamathématiques sur une heuristique de Grothendieck

N. Lygeros

C’est grâce à Jean-Pierre Serre que nous avons découvert pour la première fois l’heuristique d’Alexander Grothendieck que nous allons étudier du point de vue de la métamathématique. Différents échanges à la suite de la parution de l’article : Ordinateurs et Démonstrations nous avaient amenés à considérer les techniques de démonstrations dans un cadre plus général mais toujours au sein des mathématiques. Il ne s’agissait pas de considérations sur la notion de démonstration mais bien de techniques effectives étudiées dans le but de les appliquer à de nouvelles conjectures. C’est ainsi que Jean-Pierre Serre nous expliqua pour la première fois l’idée de l’heuristique d’Alexander Grothendieck.L’heuristique de A. Grothendieck consiste à considérer le théorème à démontrer comme un simple cas ; ni unique, ni remarquable, pas même générique. Ce cas simple est alors interprété dans un cadre plus général et ce afin de le généraliser lui-même. Le seconde étape est une réitération de la première dans un cadre encore plus général. Le processus se poursuit jusqu’à ce que le démonstrateur considère avoir atteint un point où la généralisation n’est, soit plus possible, soit plus souhaitable pour éviter la perte d’une propriété donnée. Une fois donc cette série de généralisations finie, l’idée de Grothendieck est d’étudier les structures qui ont été capables de supporter l’ensemble de ces généralisations sans changement ontologique. Alors ces structures essentielles sont utilisées pour démontrer le théorème.Il va sans dire que cette heuristique ne peut s’appliquer à tout théorème en tant qu’outil de démonstration. Cependant son caractère original et dangereux justifie amplement son étude.La première rupture que représente cette heuristique par rapport aux autres méthodes de raisonnement c’est qu’elle ne décompose pas le problème en sous-problèmes afin de les traiter séparément pour ensuite recombiner les résultats partiels et obtenir ainsi le résultat total suivant la stratégie qui consiste à diviser pour régner. Au contraire, elle considère le théorème de manière unitaire et d’une certaine façon indécomposable. Car a priori rien ne dit qu’il soit décomposable. Alors pourquoi le considérer comme tel. C’est précisément pour cette raison que l’on pourrait y reconnaître une application de l’isomorphisme cognitif de W. Sidis.La deuxième rupture est due au fait que cette heuristique évolue dans le sens de la généralisation et non de la spécialisation. Ceci va de nouveau à l’encontre du savoir faire mathématique classique. En effet dans cette série de généralisations successives aucune méthode déductive ne peut s’appliquer. De plus si nous considérons cette série comme un seul processus, il alors possible de l’interpréter comme une véritable abduction.Une autre différence fondamentale avec le courant classique, c’est qu’il ne s’agit pas d’une méthode d’éloignement à la Gromov qui permet d’interpréter un problème discret comme un problème continu. Car la méthode d’éloignement efface les détails d’une structure donnée afin de mettre en évidence une autre structure moins complexe sur laquelle on peut appliquer des outils connus. Alors que l’heuristique de A. Grothendieck malgré l’éloignement que pourrait représenter sa généralité, préserve l’essentiel de la structure initiale puisqu’elle demeure un cas particulier de la structure finale. Dans cette heuristique, l’éloignement permet de voir l’essentiel afin d’obtenir le théorème optimal à démontrer.Enfin une autre difficulté que représente l’heuristique de Grothendieck c’est son interprétation en vue d’une application générique. Sur ce plan là, au premier abord, elle semble être une méthode ad hoc car très spécifique. Cependant en la reliant avec des principes ramseyens, elle acquiert un nouveau sens.En effet le principe ramseyen fondamental consiste à dire que dans une structure générale suffisamment grande il existe toujours une sous-structure ayant une propriété. Interprétons à présent l’heuristique de Grothendieck dans ce cadre.La série de généralisations successives peut être vue comme l’engendrement d’une structure globale. Et cette manière de faire a pour effet d’augmenter la taille de la structure évolutive jusqu’à la rendre suffisamment grande afin de permettre l’existence d’une sous-structure ayant la propriété voulue. Cette sous-structure étant la méthode à adopter pour démontrer le théorème initial.Cette interprétation ramseyenne, qui représente un autre point de vue, nous apporte une information supplémentaire sur le plan métamathématique. Elle met en évidence le caractère optimal du choix de la fin des généralisations car la structure obtenue est la plus petite possible pour l’existence de la sous-structure.Ainsi, via ces caractérisations méthodologiques et cette interprétation ramseyenne, nous avons montré que l’heuristique de A. Grothendieck qui semblait être en rupture avec les courants classiques dans les méthodes de démonstration apparaît comme une méthode efficace et optimale lorsqu’elle est étudiée du point de vue métamathématique.De manière plus générale, cette étude vise à expliciter le fait que la compréhension d’une heuristique utilisant un raisonnement non uniforme et qui semble n’appartenir à aucune catégorie classique de démonstrations nécessite probablement une montée dans la hiérarchie axiomatique démonstrative.