206 - Les Démiurges (acte II et III)

N. Lygeros

ACTE II

Décor simultané, dans un silence pesant, en diagonale. Vers le devant de la scène se trouve Fiodor en train d’écrire une lettre sur son bureau, vers le fond de la scène, Irina lit cette même lettre assise sur son lit. La voix de Dostoïevski narre le contenu de cette lettre, sur un ton grave et sobre.

Voix de Fiodor

Irina, je ne sais pas si cette lettre te parviendra. Peu importe. Je dois écrire même si je devais le faire avec mon propre sang. Depuis notre arrestation, je n’ai plus aucune nouvelle. Je vis dans le silence le plus complet et je revis chaque instant de notre dernière soirée. Que nous survivions ou pas à cette épreuve, elle restera gravée dans ma mémoire jusqu’à mon dernier souffle.

Aujourd’hui j’ai appris, par mon geôlier, notre condamnation à mort. Silence. Mais je reste dans l’ignorance quant à l’heure de l’exécution. Aussi je désire passer, tous les instants qu’il me reste à vivre, à écrire. Que chaque goutte de mon sang, à présent inutile à ma vie, devienne de l’encre noire, la seule qui soit désormais capable de soulager les affres de mon âme. Silence.

Au cours de cette dernière soirée, j’ai ressenti en moi le choc du futur grâce à la profondeur de ton passé. Nous n’étions révolutionnaires que dans le présent sans avoir conscience ni de ta déchirure du passé, ni de notre transformation future. Ton aveu a tout fait basculer. Désormais, plus rien ne sera comme avant. Le fleuve d’un bleu trop profond est devenu un torrent de lave à qui tout est permis. Ta douleur a métamorphosé ma souffrance. Et ma révolte est devenue révolution.

Depuis longtemps déjà, la voix de Nikolaï exerçait sur moi une attirance irrésistible comme un chant de sirènes. Mais avec ton être, cette attirance est devenue nécessité. L’idée, une mission à accomplir. Le seul accomplissement digne de l’homme : aider l’humanité. Dans chacune de tes paroles, j’entendais la voix de l’humanité, et la profondeur de ton passé éveilla ma conscience.

C’est dans la sensualité parée de noir que j’ai découvert l’éclat de l’âme humaine. Que la paix soit avec toi, Irina.

Ton Fiodor.

Noir.

Au milieu d’une obscurité profonde, une lumière vive éclaire un visage. C’est celui d’Irina. Dans sa cellule, elle se remémore l’interrogatoire qu’elle avait dû subir plusieurs années auparavant. Une nuit blanche dans les locaux de la police secrète. Dans la pénombre, elle semble entourée par des hommes. Cependant ils demeurent silencieux. On n’entend qu’une voix indéfinissable.

Polémov

Reprenons tout cela depuis le début. Un temps Quel est votre âge ?

Irina

Vingt hivers sans été.

Polémov

Pourquoi avoir changé votre réponse ?

Irina

Car à présent je connais vos questions.

Polémov

Ainsi vous allez nous aider ?

Irina

Comment pourrais-je aider la mort ?

Polémov

Je vois… vous vous obstinez… c’est sans importance… je suis d’une patience infinie… En changeant de ton. Est-ce lui qui vous a introduit dans l’organisation ?

Irina

Non, je connaissais les membres avant sa venue.

Polémov

Comment s’est déroulée votre première rencontre ?

Irina

Elle fut étrangement normale…

Polémov

Que voulez-vous dire ?

Irina

Il arrivait le dernier et pourtant c’était comme s’il avait toujours été présent.

Polémov

Soyez plus précise !

Irina

Il semblait tout connaître sans avoir été informé. A posteriori je dirais qu’il avait déjà vécu mentalement ces événements.

Polémov

Est-ce lui qui vous a endoctrinée ?

Irina

Il en aurait été incapable. Il n’avait pas le sens de la hiérarchie. Il était une révolution dans la révolution. Silence. Pour lui, tout était permis ! Et pourtant…

Polémov

Poursuivez !

Irina

Il agissait comme s’il suivait un code. Un temps Un code surhumain…

Polémov

Recevait-il des directives du parti ?

Irina

Jamais ! Il était incapable de suivre le moindre ordre.

Polémov

Et l’organisation tolérait cela ?

Irina

Que pouvait-elle faire d’autre ? Il était incontrôlable, c’est vrai, mais il était unique et ils en étaient conscients.

Polémov

En quoi était-il unique ?

Irina

Justement, en tout ! Avec lui tout prenait un sens nouveau. Silence. C’était comme si je n’avais jamais vécu auparavant.

Polémov

Nous avons confisqué tous ses écrits… Les avez-vous lus ?

Irina

Je lisais tout ce qu’il me donnait à lire.

Polémov

Mais n’aviez-vous pas conscience du caractère subversif de son oeuvre ?

Irina

Il aimait l’humanité ! Est-ce un mal ?

Polémov

Combien vous êtes innocente ! Cet amour extrême de l’humanité est le pire qui soit ! Tous les hommes ont quelque chose à perdre et c’est ainsi que nous les manipulons. Alors que lui n’avait rien à perdre. Sa vie était un don !

Irina, exaltée.

Est-ce un crime ?

Polémov

C’est le pire ! Car il n’existe pas de châtiment. Silence. Pensif, puis se reprenant. Etiez-vous amants ?

Irina, agacée.

Oui ! Vous le savez bien, alors pourquoi me questionner à ce sujet ? Chaque instant passé avec lui était un moment volé au temps. Est-ce aussi un mal ?

Polémov

En soi, non. Mais avec un homme comme lui, sans aucun doute ! Silence. C’est bien lui qui vous a appris qu’il fallait vivre comme si l’on devait mourir le lendemain ?

Irina

Qui d’autre ?

Polémov

Je m’en doutais. Silence. C’est ainsi qu’il a transformé la révoltée en révolutionnaire. Un temps Et tout cela en moins d’un an ! N’avez-vous pas vu le danger ? Cet homme était capable de mourir pour l’idée !

Irina

Et moi, pour lui ! Silence. Seulement, il me l’a interdit.

Polémov

Il vous a interdit de mourir ?

Irina

Il me disait toujours que mon rôle, c’était de donner la vie.

Polémov

Quel homme étrange ! Plus j’apprends sur lui, plus je m’inquiète pour le pouvoir ! Son existence même était un acte de résistance !

Irina

C’est pour cela que vous l’avez exécuté ! L’attentat n’était qu’un détail sans importance pour vous alors que sa vie était un séisme permanent pour le pouvoir !

Polémov

Il représentait l’espoir dans un monde absurde. C’était intolérable.

Irina

Seulement sa vie, c’était son oeuvre ! Un temps Désormais j’appartiens à son oeuvre, et en moi, il vit !

Pendant que la lumière s’atténue jusqu’à disparaître, on entend les premières notes du Requiem de Mozart. La musique s’amplifie dans le noir jusqu’à devenir une véritable voix humaine dans la nuit. On discerne alors des silhouettes au fond de la scène, à peine éclairées par une lumière d’un bleu glacial. Tous, de blanc vêtus, la tête recouverte devant le peloton d’exécution du tsar, ils attendent les mains croisées derrière leur dos, le dernier moment de leur existence… avant la résurrection.

Fiodor, assis à son bureau, écrit sans cesse comme si sa vie en dépendait. Varvara, les épaules nues, parée d’une robe noire aux reflets violets, se trouve seule au milieu de la scène, plongée dans la pénombre. Elle semble complètement abandonnée à son sort, isolée du reste du monde. Soudain, on entend le bruit sourd de la porte de sa cellule. Elle regarde dans sa direction avec anxiété.

Varvara, dont le visage s’illumine en apercevant Nikolaï.

Nikolaï, mon amour ! Elle va au devant de lui et l’enlace. Nikolaï ne dit pas un mot. Il la tient dans ses bras, le regard dans le vide… Varvara intriguée. Qui t’a permis de venir me voir ?

Nikolaï

C’est sans importance. Un temps Nous devions nous voir…

Varvara

Que se passe-t-il ?

Nikolaï

Demain, ils m’interrogeront à nouveau…

Varvara

Ils n’apprendront rien de plus !

Nikolaï

Ils pensent sans doute le contraire. Silence. Je sais qu’un informateur leur a appris dans quel but je suis venu à Pétersbourg.

Varvara

Mais tout le monde connaît ce but !

Nikolaï

Ce qui les intéressent vraiment, ce sont les moyens que j’ai mis en place. Un temps L’idée de révolution est sans importance pour eux tant qu’elle n’entre pas en conflit avec leur réalité.

Varvara, pensive, en s’éloignant.

Ils n’ont pas encore saisi le fait qu’ils ne sont pas les maîtres de la réalité.

Nikolaï

En tout cas, pour le moment, ils nous ont sous la main, ils sont libres de leurs mouvements.

Varvara

Nous résisterons !

Nikolaï

Je le sais. Cependant, pour combien de temps ?

Varvara, en se rapprochant.

Comment peux-tu penser cela ?

Nikolaï, sur un ton ferme.

N’as-tu pas vu les membres du cercle Petrachevski ? Es-tu aveugle ? La plupart d’entre eux tremblaient pour leur sort. Ce simulacre d’exécution les a complètement bouleversés… Silence. Intellectuellement, ils sont morts !

Varvara, en le serrant contre elle.

Ne dis pas cela, Nikolaï ! Un temps Moi aussi j’ai eu peur mais cela n’a pas entamé ma pensée.

Nikolaï, après l’avoir embrassée avec tendresse.

Varvara, je ne parlais pas de toi. Mais comprends-le, à présent nous sommes seuls…

Varvara

Mais Fiodor, Irina…

Nikolaï, la coupant.

Ils les ont tous séparés et conduits dans différents bagnes. Ici, il n’y a que nous !

Varvara

C’est pour cela que tu es là ? Un temps De quoi as-tu peur exactement ?

Nikolaï, se confessant.

Je crois qu’ils veulent utiliser notre amour pour me soutirer des informations…

Varvara, inquiète.

Tu crois qu’ils vont me torturer pour te faire avouer ? Nikolaï la serre dans ses bras, ému.Silence.

Nikolaï

S’ils te torturent mon amour, ne résiste pas… Un temps Laisse-toi mourir…

Varvara, dans un cri.

Nikolaï ! Un temps Comment peux-tu me demander cela ?

Nikolaï

Je t’aime trop pour accepter ta souffrance !

Varvara

Si je dois mourir, ce sera pour toi et non pour m’épargner des tortures.

Nikolaï

Je ne veux pas que tu meures pour moi.

Varvara

Et s’ils te torturent ?

Nikolaï

Mon corps n’est rien. Silence. La révolution n’a besoin que de mon esprit !

Varvara

Mais tu es un être humain ! C’est pour cela que je t’aime…

Nikolaï

La torture que nous inflige la vie est la seule preuve de notre humanité.

Varvara, en l’embrassant.

Jamais je n’accepterai ta souffrance !

Noir.

Dans la pénombre, on distingue deux silhouettes. L’une couchée à même le sol, inerte, l’autre debout, se débat de toutes ses forces. Puis, on entend un cri : Non ! Comme un éclair dans le néant. A présent, on le voit, c’est Nikolaï. Il a le torse nu cruellement balafré, les mains liées, les bras levés et est suspendu au plafond. Varvara est à ses pieds, morte.

Nikolaï

Vous avez brisé mon âme ! Silence. Jamais, vous entendez, jamais, je ne pourrai vous pardonner son suicide. Silence. Je ne peux plus vivre, ni mourir. Puisque vous m’avez ôté la vie, désormais je serai votre mort. Un temps Aujourd’hui, j’abolis l’existence du bien et du mal ! Seuls l’être et le néant auront ce droit. Silence. Chacun de mes actes sera voué non seulement à l’affrontement mais à l’anéantissement. Vous avez condamné l’intellectuel révolutionnaire, vous serez châtié pour le combattant nihiliste. Silence. Dans cette immense solitude à laquelle vous m’avez réduit, ma vie aura un nouveau but, dans ce monde absurde, ma vie sera… le néant !

Noir.

ACTE III

La scène se déroule plusieurs années après… après le bagne. La pièce se trouve noyée dans une lumière obscure. Sur le côté l’on aperçoit une jeune femme avec une bougie à la main. Elle marche d’un pas décidé et allume sur son chemin toutes les bougies de la pièce. Anna Grigorievna Snitkina, en illuminant la pièce, nous fait découvrir le bureau de Fiodor Dostoïevski où d’innombrables livres s’entassent sur les étagères, sur la table, partout. Fiodor en fumant sa pipe, parcourt de long en large son bureau. Il est sur le point de créer… C’est un nouveau jour, une nouvelle vie, tout reste à faire ! Mais à présent, ils sont deux…

Fiodor

Anna, je crois que nous pourrons commencer.

Anna

Dois-je m’installer ?

Fiodor

Ce serait plus prudent ! Il lui sourit. Les idées se bousculent dans ma tête. Il est temps de les coucher sur le papier.

Anna, en s’asseyant près de la table et en prenant une plume.

As-tu déjà choisi le titre du livre ?

Fiodor

Je n’ai pas le choix ! Ce sera le Joueur !

Anna, surprise.

Le Joueur ? Un temps Quel étrange titre !

Fiodor

Je sais, surtout en même temps que {it Crime et Châtiment}. Cependant, je songeais à ce livre à Genève déjà ! Silence. Un éditeur m’a arraché un contrat et je dois me remettre au travail par nécessité ! Alors pourquoi pas cette idée… un livre sur le jeu du hasard écrit par nécessité !

Anna

Il n’y a que toi pour mêler à ce point la vie et l’oeuvre.

Fiodor

Parfois je me demande si c’est la vie qui écrit l’oeuvre ou si c’est l’oeuvre qui crée la vie…

Anna

Comment répondre à cela puisque tu tisses la réalité avec le fil conducteur de l’oeuvre ?

Fiodor

Et que la vie est le noeud de l’oeuvre ! Silence. Puis en changeant de ton. Te rends-tu compte, Anna, qu’au début je ne cherchais qu’une simple sténographe et qu’à présent nous nous parlons comme un couple…

Anna, dont les joues sont devenues rouges.

Et moi un simple auteur… Puis sur un ton plus vif, en se penchant sur la table. J’attends…

Fiodor, comme sorti d’un rêve éveillé.

Oui, oui, bien sûr… tu as raison… Il commence à lui dicter Le Joueur. Enfin me voici rentré après quinze jours d’absence. Il y a déjà trois jours que les nôtres sont arrivés à Roulettenbourg.

Anna

Quel nom étrange ! Fiodor, surpris, s’est arrêté de marcher.

Fiodor

C’est ainsi que j’ai décidé de qualifier Wiesbaden. Un temps Ce fut d’ailleurs ma première idée pour le titre. Néanmoins le Joueur sera plus représentatif… Puis se reprenant, il se met de nouveau à marcher en dictant le texte. Je pensais qu’ils m’attendaient avec la plus vive impatience, mais je faisais erreur. Le général avait un air extrêmement désinvolte ; il m’a parlé avec arrogance et m’a envoyé à sa soeur. Il est clair qu’ils ont trouvé à emprunter de l’argent. Il m’a même semblé que le général était gêné en ma présence. Maria Philippovna était tout agitée ; elle m’a juste dit quelques mots, mais elle a pris l’argent, l’a compté et a écouté mon rapport jusqu’au bout. On attendait pour dîner Mezentsov, le petit Français, et un Anglais ; comme toujours, dès qu’on a de l’argent, on invite des gens à dîner : à la moscovite.

A cet instant, on entend le timbre de la porte.

Anna

Je croyais que tu n’attendais personne…

Fiodor, surpris.

C’est bien le cas ! On entend de nouveau le timbre. Reste là, Anna, je vais voir qui c’est…

Il sort. Anna, toujours immobile, semble anxieuse. Fiodor tarde à revenir. Puis tout à coup, on entend un cri. C’est un cri de joie… Fiodor revient avec Nikolaï et Alexis.

Mes amis, je vous présente…

Nikolaï, le coupant en voyant Anna.

Irina !

Anna, surprise.

Je m’appelle Anna.

Fiodor, troublé.

Anna est mon… ma sténographe… Cependant, Nikolaï, je ne t’en veux pas, car c’est vrai qu’elles se ressemblent.

Anna

Qui est Irina, Fiodor ?

Fiodor

Une image du passé.

Nikolaï

Un souvenir rouge.

Anna

J’aurais aimé la connaître…

Fiodor

Un jour sans doute…

Alexis

Nikolaï est blessé !

Fiodor, en regardant le flanc gauche de Nikolaï.

Nous allons te soigner… Anna, cours chercher le nécessaire, s’il te plaît. Anna sort précipitamment.

Nikolaï

Ce n’est rien de méchant…

Fiodor

Laisse-moi faire… Puis, plus discret. Que se passe-t-il ?

Alexis

Nous sommes poursuivis !

Fiodor

Mais par qui et pour quelle raison ?

Alexis

La police secrète nous recherche pour meurtre !

Anna revient et commence à soigner Nikolaï.

Fiodor

Alors Nikolaï, que se passe-t-il ? Un temps De quel crime êtes-vous accusés ? Anna semble surprise par cette question. Nikolaï est sur le point de répondre mais Alexis l’arrête en désignant du regard Anna. Fiodor qui a suivit la scène, intervient. Ne craignez rien au sujet d’Anna, j’ai confiance en elle. Elle a du coeur et sait aimer.

Nikolaï

Il ne s’agit pas d’un crime mais d’une exécution…

Fiodor

Ainsi, il y a vraiment eu mort d’homme ! Anna est de plus en plus intriguée.

Alexis

Ce n’étaient pas des hommes !

Nikolaï, en poursuivant.

Alexis m’a aidé à exécuter nos bourreaux…

Anna

Mais de quoi parlez-vous enfin ?

Fiodor

Anna, tout cela appartient à mon passé… C’était en 1849, nous nous réunissions toutes les semaines en secret… Nous voulions refaire le monde… Sans trop y croire… Jusqu’à ce que Nikolaï nous rejoigne… Alors nous avons compris que nous le pouvions. Mais c’était trop tard !

Nikolaï

Il n’est jamais trop tard ! Silence. Nous avons été trahis par un membre du cercle Petrachevski, un espion de la police secrète.

Fiodor

Ensuite, nous avons été condamnés à des travaux forcés… Silence. Pas tous…

Nikolaï

Le sort fut différent pour Varvara et moi… Après un moment d’émotion, Nikolaï se reprend. J’ai été torturé et Varvara s’est suicidé par protestation.

Anna, très émue.

Mon Dieu !

Nikolaï

Dieu n’y est pour rien ! Un temps Aujourd’hui, tout est fini… J’ai exécuté le dernier de nos bourreaux.

Fiodor

Que Dieu te pardonne, Nikolaï !

Nikolaï

Je n’ai pas besoin de son pardon ! Je n’éprouve ni regrets ni remords !

Anna, avec compassion.

Les blessures de l’âme ne laissent pas de traces visibles.

Nikolaï, en lui tenant le bras.

Anna, mon âme est montée le même jour que Varvara.

Fiodor

Non, Nikolaï ! Varvara vit en ton âme ! Silence. Nikolaï semble frappé par cette image.

Nikolaï, soliloquant.

” C’est ce tableau que je vis en rêve, non comme un tableau pourtant, mais comme une réalité. C’était de même que dans le tableau, un coin de l’Archipel grec, et j’étais, semble-t-il, revenu plus de trois mille ans en arrière. Des flots bleus et caressants, des îles et des rochers, des rivages florissants, au loin un panorama enchanteur, l’appel du soleil couchant. Les mots ne peuvent décrire cela. C’était ici le berceau de l’humanité. Les hommes se réveillaient et s’endormaient heureux et innocents. Je ne sais pas exactement ce que j’ai vu, il s’agissait plutôt d’une sensation. Mais les rochers et la mer, les rayons obliques du soleil couchant, tout cela, il me semblait encore le voir quand je me réveillai et ouvris les yeux pour la première fois de ma vie, littéralement baigné de larmes. La sensation d’un bonheur inconnu me traversa le coeur, j’en eus même mal. ” Nikolaï s’effondre de fatigue.

Fiodor, en montrant Nikolaï.

Tu comprends à présent, Annouchka, pourquoi j’étais à lui, et avec lui ?

Anna

Oui, Fiodor, je comprends. Cet homme a souffert plus que tout autre. Un temps Il n’y a que toi qui puisses l’aider. Silence. Fiodor, surpris par cette phrase, semble désemparé. Anna reste auprès de Nikolaï.

Fiodor

Mais que faire ?

Alexis

Il faut tout d’abord nous héberger pour la soirée. Demain nous partirons à l’aube.

Fiodor

Comment ?

Alexis

Si nous sommes venus chez toi, c’est parce que Nikolaï voulait voir une dernière fois le monde ! Alexis consulte un livre de la bibliothèque.

Fiodor

Que signifie tout cela, Alexis ?

Alexis

Notre mission accomplie, nous devions nous rendre immédiatement à Moscou. Cependant, Nikolaï a voulu te revoir…

Fiodor

Il est donc venu pour moi…

Alexis

Exactement. Mais un homme nous a reconnus et il a tiré sur Nikolaï…

Fiodor

Je suis donc responsable de sa blessure…

Anna

Ne dis pas cela, Fiodor, il est venu voir son dernier ami. Un temps Sa blessure est grave…

Fiodor

Comment ?

Anna

Il a perdu beaucoup de sang, il est épuisé. Fiodor très inquiet, se penche sur Nikolaï.

Fiodor

Mon frère !

Alexis

Ne vous inquiétez pas, il en a vu d’autres !

Fiodor

Non, Anna a raison, il respire à peine…

Alexis, Alexis s’approche en poussant Fiodor puis en giflant par deux fois le visage de Nikolaï.

Nikolaï, ressaisis-toi ! Il le secoue.

Fiodor

Laisse-le ! Un temps Je suis là Nikolaï… Fiodor se rapproche de Nikolaï et reste à ses côtés comme en prière. Anna pose alors sa main sur l’épaule de Fiodor. Nous vivons et mourons dans l’obscurité. Silence. Un jour, il m’a dit qu’il n’avait jamais connu l’absolu mais qu’il le connaissait comme celui qui souffre d’insomnie connaît le sommeil, celui qui regarde l’obscurité connaît la lumière ! Il se penche une dernière fois sur Nikolaï qui a rendu l’âme. Et devant Alexis incrédule, il fait le signe de la croix. Alors Anna se lève et éteint une à une toutes les bougies de la pièce qui s’emplit alors d’un noir profond. Noir.

Fiodor Dostoïevski est seul assis à son bureau. Il pense au sein d’une fumée épaisse comme s’il avait travaillé toute la nuit. L’aube se lève et Anna l’accompagne en entrant dans la pièce qui est, cette fois, éclairée par une lumière très vive.

Anna

Tu as passé une nuit blanche ?

Fiodor

J’ai prié en pensant à Nikolaï… Puis sur un ton différent. Je ne comprends pas !

Anna

La mort de ton ami ?

Fiodor

Les arcanes de l’âme humaine. Silence. Dans le temps, avec Nikolaï, nous n’étions qu’une personne. Chacun étant le double de l’autre. Mais avec le bagne et surtout la mort de Varvara, le miroir s’est brisé dans le temps. Je me suis réfugié dans la vie du livre et Nikolaï a choisi la mort de l’âme. Un temps Nous avons tous les deux opté pour la négation de l’état. Silence. Avec le bagne, l’état de révolte a perdu son sens, l’essentiel était l’autre. Avec la mort, l’état de répression est devenu un ennemi personnel, l’essentiel n’était que cela.

Anna

Une divergence essentielle…

Fiodor

Oui, c’est bien le terme. Et pourtant au sein de cette divergence, le lien de l’amitié est demeuré intact. Il a survécu à tout ! Nikolaï est toujours resté mon ami à travers le temps.

Anna

Il en fut apparemment de même avec Nikolaï.

Fiodor

C’est justement cela le plus intrigant ! Pour moi, tout était simple car je pense que l’être humain est fondamentalement bon. Et même si les vicissitudes de la vie entament cette bonté naturelle, certains êtres exceptionnels parviennent à la conserver afin d’aimer l’humanité. Et Nikolaï faisait partie de ces êtres… Alors que pour lui, je ne pouvais être dans le meilleur des cas, qu’un écrivain de plus, décrivant l’atroce misère de la condition humaine.

Anna

Ne dis pas cela, Fiodor. Je suis certaine que Nikolaï a su voir en toi l’homme, un des rares qui soient capables de ciseler les sentiments pour découvrir la profondeur de notre âme et de regarder le néant sans le craindre grâce à ta foi en l’homme.

Fiodor

Cependant, je découvre peu à peu que l’homme n’est rien sans Dieu. Alors que Nikolaï ne croyait pas en Dieu.

Anna

Est-ce si important ? Ne doit-on pas accepter l’autre tel qu’il est ?

Fiodor

Je n’en suis pas certain…

Anna

Fiodor, chaque élément de ton oeuvre n’est-il pas un morceau transcendé de la vie ?

Fiodor

Et si je n’étais que le témoin de la transcendance ?

Anna

Quelle différence pour nous ? Puisque c’est toi qui nous la révèle !

Fiodor, pensif.

La vision de Nikolaï… Silence. En l’absence de Dieu, il n’accepte que le Prophète. Un temps Et le Prophète ne croit qu’en lui… Il n’est pas mort en venant voir son dernier ami. Il est venu mourir et voir le premier Prophète. Silence. Mon oeuvre annonce sa venue… Car Nikolaï a décidé de devenir Dieu ! Noir.

{it La scène se déroule plusieurs semaines après la mort de Nikolaï. Fiodor dicte à Anna l’épilogue de Crime et Châtiment. Comme à son habitude, il arpente la pièce rapidement mais son pas semble plus lourd, son visage plus grave. Il est conscient de ce qu’il est.}

Fiodor

” Sous son chevet se trouvait un évangile. Il le prit machinalement. Ce livre appartenait à Sonia. C’était là-dedans qu’elle lui avait lu autrefois la résurrection de Lazare. Au commencement de sa captivité, il s’attendait à être persécuté par elle avec sa religion. Il croyait qu’elle allait lui jeter sans cesse l’Evangile à la tête et lui proposer des livres pieux. Mais à son grand étonnement, il n’en avait rien été ; elle ne lui avait pas offert une seule fois de lui prêter le Livre Sacré. Lui même le lui avait demandé quelque temps avant sa maladie et elle le lui avait apporté sans rien dire. Il ne l’avait pas encore ouvert. Maintenant même, il ne l’ouvrait pas, mais une pensée traversa rapidement son esprit : ” Sa foi peut-elle n’être point lumineuse à présent ou, tout au moins, ses sentiments, ses tendances, ne nous seront-ils pas communs ? “… Fiodor regarda un instant Anna qui notait inlassablement, presque religieusement chacune de ses paroles. Anna, est-ce une impression ou une illusion ? ”

Anna, surprise.

Quoi donc, Fiodor ?

Fiodor

L’évolution de notre relation… Silence.

Anna, timide.

Je ne sais pas, Fiodor.

Fiodor

Je suis désolé, je ne voulais pas te…

Anna

Mais tu ne me gênes pas.

Fiodor, reprenant son récit.

” Sonia, elle aussi, avait été fort agitée ce jour-là et le soir elle retomba malade. Mais elle était si heureuse, d’un bonheur si inattendu, qu’elle s’en trouvait presque effrayée. Sept ans ! Seulement sept ans ! Dans l’ivresse des premières heures, peu s’en fallait que tous deux ne considérassent ces sept années, comme sept jours. Raskolnikov ne soupçonnait pas que cette vie nouvelle ne lui serait point donnée pour rien et qu’il devrait l’acquérir au prix de longs efforts héroïques… Silence. Mais ici commence une autre histoire, celle de la lente rénovation d’un homme, de sa régénération progressive, de son passage graduel d’un monde à un autre, de sa connaissance progressive d’une réalité totalement ignorée jusque là. On pourrait y trouver la matière d’un nouveau récit, mais le nôtre est terminé. ” Long silence. Anna ?

Anna

Oui, c’est bon, tout est noté.

Fiodor

Non, je voulais dire…

Anna

Oui, Fiodor…

Fiodor

Je voudrais te conter une parabole. Silence. C’est l’histoire d’un artiste dont la vie a été tragique qui a déjà perdu une femme aimée, atteint d’une maladie incurable, vieilli avant l’âge, d’un caractère sombre et soupçonneux. Il a peut-être du talent, mais c’est un malchanceux qui n’a jamais réussi à incarner ses idées dans la forme qu’il aurait souhaitée et cette pensée le torture constamment… Un temps Cet artiste aime une jeune fille… Silence. Mets-toi un instant à la place de cette jeune fille… Imagine que cet artiste, c’est moi, que je t’aie avoué mon amour et demandé de devenir ma femme… que me répondrais-tu ?

Anna

Je te répondrais que je t’aime et t’aimerai toute ma vie.

Obscurité.

EPILOGUE

Un homme seul est assis sur un banc double. Il tourne le dos à la scène. Il neige sur sa solitude… Cependant, il semble tenir une bougie à la main. Toute son âme est concentrée en elle. Il la pose religieusement sur le banc, puis se lève lentement pour en faire le tour. Face à la scène, devant le banc, on reconnaît alors ce monde enfermé dans un homme : c’est le poète en exil.

Poète évolution de Palm

Sur les vestiges du passé, un texte abandonné

demeure l’unique preuve.

Chacun de ses mots est une trace de la souffrance.

La souffrance de la vie face à la mort.

Tout semblait si paisible au commencement

et pourtant ce fut une nuit transfigurée…

Tout ce qui n’est pensée est néant !

Car les idées et les mots ne sont que pensée.

Et le reste n’a de sens.

Cependant le temps montre

que la vie

n’est qu’un instant éphémère

entre deux éternités

de mort.

Et la pensée

qu’une idée dans la vie.

Un éclair déchirant

une nuit infinie.

Mais cet éclair est tout !

Entrée sur scène des Démiurges munis chacun d’une bougie.

Cette nuit,

l’éclair frappa.

et des âmes jaillirent de la terre.

La conscience frappa

le rêve de la réalité.

Alors, le soleil rouge se leva

sur les hommes

et l’humanité naquit,

prête à vivre sa passion.

C’est ainsi que commença la lutte

vers les sommets.

L’archer et la plume se brisèrent sur la croix.

Et l’être

se trouva face au néant

pour créer le monde.

Les Démiurges se rejoignent sur le banc des accusés à genoux…

Mais l’injustice frappa la conscience à mort !

Et les ombres impitoyables torturèrent

la lumière…

Les Démiurges se tiennent les uns contre les autres.

C’est ainsi que la lâcheté écrasa l’audace.

Alors les survivants se métamorphosèrent…

Ils devinrent

la mémoire du futur

et le combattant de l’ultime.

Et l’oeuvre créa l’être,

par la résurrection de l’homme.

C’est alors que le Prophète parla

de lui : ” Il viendra aimer l’humanité ! “

Et lui…

il défia le néant

en abolissant le bien et le mal.

Face à lui, tout était permis. Tout était conscience.

Il était devenu l’essence.

Et le Prophète comprit :

il était né pour souffrir

il était mort pour aimer.

Le sacrilège transforma le génie

le sacrifice engendra l’Universel.

Fiodor et Nikolaï se rapprochent.

Dans l’obscurité,

chacun était le double de l’autre,

dans la lumière

ils étaient devenus l’Un.

Et l’un créa le temps.

L’esclave qui avait soulevé son peuple

sera désormais

l’homme de l’humanité.

Et avec la fin des tourments

viendra le temps de l’amour

Anna et Varvara se rapprochent de Fiodor et Nikolaï.

où les hommes libres s’uniront

où la vie reprendra

ses droits

pour peupler à nouveau

cette terre promise

aux enfants de la pureté

de l’innocence et de la bonté.

Et les hommes vivront en paix

parce qu’un malheureux

meurt encore

bien qu’ayant tout sacrifié.

Sans appel,

pour le bien de l’humanité,

il fut condamné

à expier l’éternité

du néant…

L’être

sacrifia l’éternité

pour donner le jour !

La scène s’éclaire.

Rideau.