168 - L’image du passé

N. Lygeros

Kaliayev et Dora sont assis autour d’une table. Kaliayev met un paquet devant Dora. Silence.

Kaliayev
Voilà, c’est tout ce qu’il me reste de chez nous.

Dora
De chez toi, en Ukraine ?

Kaliayev
Oui. Ce présent est un vestige de mon passé.

Dora ouvre délicatement le paquet. C’est une icône (Vierge Vladimirksaïa).

Dora, surprise
Oh Yanek ! Tu es fou ! Je ne peux accepter cela.

Kaliayev
Tu le dois pourtant. Tu es ma seule patrie désormais. Un temps. Là-bas j’ai tout perdu, ici je n’ai que toi.

Dora embrasse l’icône puis la place debout, de face, entre eux.

Dora, émue
Alors ce sera notre trésor. Comme elle est belle et en même temps, si triste.

Kaliayev
Comme si l’un ne pouvait aller sans l’autre.

Dora
Dans son regard je vois toute la souffrance du monde.

Kaliayev
C’est son savoir sans espoir qui la rend si humaine. Dans la blancheur de l’aube, elle discerne le rouge du crépuscule.

Dora
Elle regarde son enfant dans ses bras et elle voit son fils sur la croix…

Kaliayev
Dans l’innocence de la pureté, le sacrifice du juste.

Dora
Si notre peuple voit en elle, notre mère à tous, c’est que son caractère sacré a été emporté par une vague de larmes…

Kaliayev
Dans ses veines coule le fleuve de l’amertume, plus amer encore que le sang de celui qu’elle n’a pu retenir.

Dora
Ne dis pas cela mon chéri. Sans espoir ne signifie pas désespéré. Et puis sa tendresse efface d’une caresse les tourments de la vie.

Kaliayev
Tu as raison. Personne ne nous aimera jamais comme elle nous aime.

Dora
Sa douceur est un baume, sa douleur est un psaume.

Kaliayev
Sa prière me rappelle sans cesse qu’il faut agir aujourd’hui comme si l’on devait mourir le lendemain.

Dora
Comme si l’essentiel de notre vie allait disparaître.

Kaliayev, poursuivant sur le même ton
Comme si l’essentiel ne dépendait que de nous…

Dora
Et que l’avenir était caché dans le passé lointain.

Kaliayev
Seuls nos rêves sont capables d’édifier la réalité.

Dora
Nos rêves et nos souvenirs…

Un temps.