1327 - Sur les musiques de l’invisible

N. Lygeros

En écoutant les morceaux choisis pour accompagner les poèmes de l’œuvre La couleur de l’invisible, nous ne pouvons nous empêcher de nous imaginer dans cette petite terre au milieu de la mer Méditerranée qui se nomme Chypre. Les éléments musicaux à deux exceptions près avec les zéibékika, ne sont pas originaires de Chypre. Ils proviennent de différents champs de la musique aussi bien classique que traditionnelle, aussi bien byzantine que formelle. Il ne s’agit pas d’un mélange improvisé. Tout a été choisi de manière à créer une ambiance d’écoute qui ne met pas seulement en valeur les poèmes mais aussi leurs histoires et leurs contextes. Nous y trouvons aussi bien des moments de révolte inhumaine que de tendresse indécente. L’amalgame religieux et combattif, héroïque et tragique de certains poèmes se retrouve à plusieurs reprises dans les extraits musicaux. Aussi même s’il est sans doute surprenant de trouver dans un tel disque une telle diversité musicale, peu à peu l’auditeur saisit la nécessité de ce choix. Il y a du Purcell mais aussi du Schönberg, il y a du Bérékétis mais aussi du Beethoven, il y a du Debussy mais aussi du Rachmaninov cependant cet ensemble n’est pas hétéroclite seulement éclectique. A l’instar de Karajan qui répondait à la question quelle musique écoutez-vous par la bonne, nous avons voulu laisser libre champ à notre imagination à travers ces choix musicaux qui ont été complétés par un jeu de santouri Kurde, de la musique traditionnelle de Constantinople, des miroloïs de Macédoine et d’Epire. Et même si le mode est mineur et le mouvement général adagio, certains éléments jouent en contrepoint pour mettre en valeur la diversité et la complexité du drame humain que représente le problème chypriote. Ses constituants n’ont pas été oubliés. Nous retrouvons dans ce disque la mémoire des disparus, le combat des enclavés, la survie des réfugiés mais aussi la douleur des mères, l’abandon des églises, le courage de la nature. Il a donc été nécessaire d’ajouter en éléments sonores les éléments eux-mêmes. Ainsi nous avons incorporé le vent pour accompagner les flots des paroles sur le Mont Pentadaktylos, l’eau pour jouer avec l’absence du village de Rizokarpasso et le feu pour écouter les âmes. La terre en tant qu’élément est représentée par l’île de Chypre elle-même. Car il ne s’agit pas simplement de visiter les territoires occupés mais de vivre leur souffrance à travers les maux devenus paroles. Cet hommage quelque peu informel au goût de certains conservateurs se veut simplement sincère. Ce n’est pas un moment de révolte qui a engendré ces poèmes, ce sont des instants de peine et de souffrance partagés comme d’autres partagent le pain, la misère ou encore la solitude. Cet ensemble est cohérent et bien qu’historique, il n’est pas linéaire, il obéit à une vision. Cette vision qui conditionne un ensemble de mouvements afin que ce peuple puisse enfin vivre libre sur sa terre. Ces morceaux de musique conçus à d’autres époques sont là pour soutenir cet effort qui semble tellement inhumain uniquement parce qu’il est trop humain.